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CHAPITRE XXVIII.

Changement de matières.

ENVIRON Six jours après, nous reçûmes une lettre, par laquelle nous apprîmes que Père Jean était arrivé sain et sauf à Calais. Cette nouvelle nous causa une joie extrême. Nous pliâmes bagage dès l'instant même, et nous nous mîmes en route pour Paris. L'attachement que j'avais pour mes amis, le désir que j'avais de rejoindre le Révérend, l'emportèrent sur l'aversion que j'avais conçue contre les pays où règne le catholicisme (1): peut-être que ce que je venais de voir dans les pays où règne le protestantisme, y contribua un peu aussi.

Lorsque nous fûmes arrivés à Paris, nous trouvâmes effectivement le Révérend là où il nous avait dit et notre joie en le revoyant, ne fut pas moindre que celle de notre réunion à Londres.

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Notre premier soin, après cela, fut de chercher un logement : nous en trouvâmes un dans la Vieille rue du Temple, chez un sculpteur, ami du Compère dès notre premier séjour en cette ville. Alors

(1) Voyez la pag. 26 et suiv. de ce volume.

chacun de nous reprit son train de vie ordinaire : le Compère Mathieu se mit à écrire, Père Jean à boire, Vitulos à se divertir, Diego à prier, et moi à méditer.

Lorsque le Compère eut fini son Traité du Manichéisme, il nous le lut. Père Jean et Vitulos le trouvèrent fort bien écrit, et beaucoup moins dangereux qu'ils ne se l'étaient imaginé : pour moi, je n'en jugeai point de même ; je trouvai cet ouvrage malin, pernicieux, et capable de faire les plus fortes impressions sur l'esprit des jeunes gens. Il était rempli de fades plaisanteries, à la vérité, de pointes, d'hyperboles et de beaucoup de polissonneries; mais c'était particulièrement par-là que je jugeais de l'effet qu'il pourrait faire. Le cœur de la plupart de nos jeunes Français est dépravé, disais-je en moimême, leur goût est bizarre; or, ce livre contient précisément ce qu'il faut pour être reçu avec tous les applaudissements imaginables; et c'est à la faveur de l'espèce d'enthousiasme où il va jeter ses lecteurs idiots, que le venin qu'il contient fera l'effet le plus funeste. Si cet ouvrage était un traité en règle du Manichéisme, le Compère ne pourrait y dire que ce que l'on a dit avant lui sur ce point; et les objections que l'on aurait à y opposer, se trouveraient toutes faites: mais les meilleures répliques ne tiennent guère contre une plaisanterie favorablement reçue. Le tort se range ordinairement du côté de celui qui a raison, tandis que le plaisant a

tous les droits du monde. Un sophisme, un raisonnement mal fondé, ne tiennent point vis-à-vis un homme d'esprit ; mais une plaisanterie le déconcerte. Aussi est-ce à l'abri de cette dernière que les incrédules du jour se sont retranchés : c'est de là qu'ils lancent leurs traits empoisonnés contre les dogmes les plus respectables. Ayant vu quelques grands hommes, qui, persuadés que les raisonnements les plus solides ne peuvent rien contre l'erreur et la superstition, ont pris le parti de les tourner en ridicule, ils ont voulu faire de même ; mais, au lieu de s'en tenir à l'erreur seule, ils ont attaqué la vérité, et qui plus est, la source, même de la vérité.

Je pris donc la liberté de dire au Compère mon sentiment sur son livre : mais le Compère, au lieu de me répondre, me rit au nez. Je lui demandai alors s'il aurait le front d'oser présenter un tel manuscrit à un libraire. Pourquoi non? me répondit-il je ne trouve rien dans mon ouvrage qui répugne à la vérité; or, je ne dois point rougir de le publier. Quand même mon livre serait rempli d'erreurs et d'abominations, il n'en serait que mieux reçu de messieurs de la librairie. La plupart de ces gens-là se soucient fort peu qu'un livre soit bon ou mauvais, lorsqu'ils voient du profit à l'imprimer. L'intérêt est la religion des libraires, et l'argent est leur dieu. Les peines les plus sévères, les menaces les plus terribles, ne peuvent les empêcher de sa

crifier à son autel. Comme il importe fort peu aux apothicaires que les malades crèvent, pourvu qu'ils se défassent de leurs drogues, il n'importe pas davantage aux libraires d'empoisonner la société entière, pourvu qu'ils vendent leurs livres. Si tu écoutais ces animaux raisonner entr'eux, lorsqu'ils ont fait l'acquisition de quelque ouvrage pernicieux, tu leur entendrais dire : Voilà un excellent livre; il va se vendre comme du pain. Mais prenons bien garde de nous laisser pincer en le vendant : cachons-le dans notre grenier; et quoique nous en ayons mille exemplaires, disons toujours aux gens qui en souhaitent, que c'est le dernier, et faisons-le bien payer.

Il n'y a point de tours que ces messieurs n'inventent pour tromper la police, le public, et pour se tromper les uns les autres. S'ils ont à imprimer un ouvrage dont ils craignent quelques suites fâcheu

ses,

ils le feront sur du papier et avec des caractères étrangers, et y mettront le premier nom de ville et d'imprimeur qui leur viendra dans la tête. S'ils envoient quelques livres prohibés dans certains pays, ils ont toujours le suisse ou le valet-de-chambre de quelque grand seigneur, qui reçoivent les ballots sous l'adresse de leur maître, et les font passer chez celui pour qui ils sont destinés. S'ils proposent cinq cents exemplaires d'un ouvrage en souscription, ils en tireront mille. S'ils font le catalogue de quelque vente, et qu'il y ait un livre rare d'une telle date

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ils y mettront celle d'une édition moins recherchée, pour désorienter les étrangers qui pourraient en faire hausser le prix, et ils ont le livre pour rien: si la tricherie est découverte, la fausse date passe pour une faute d'impression : j'en ai vu qui rendaient en ce cas un ouvrage imparfait, pour l'acheter à bon compte, et le recompléter ensuite. Si six de ces messieurs s'entendent dans une vente, et qu'ils aient envie de six cents numéros qui soient les mêmes, ils ne hausseront point l'un sur l'autre ; ils achèteront ce nombre entr'eux ; ils le partageront, et boiront encore par-dessus le marché à la santé du propriétaire qu'ils auront volé ; estimant qu'il vaut mieux faire un grand profit sur cent exemplaires, qu'un petit profit sur six cents: ou bien, ils établiront une société permanente, et feront ensorte d'avoir à vil prix la plupart des livres d'une vente, pour les revendre à profit commun dans une autre,

comme font en Hollande le libraire Rarissime et ses associés... Ils ne sont point scrupuleux dans les commissions dont on les charge. Si quelqu'un d'entre leurs confrères, soit étranger ou autre, imprime un ouvrage, par exemple, en 4 volumes in-8°, ils le contreferont en 3 volumes in-12, pour le donner à quelques sous de moins, et couper l'herbe à leur camarade. Il est vrai que celui-ci leur rend bien la pareille dans une autre occasion. S'ils ne croient pas trouver leur compte dans une contrefaçon en moins de volumes que l'édition originale, ils en feront une,

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