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CHAPITRE XXIV.

Suite de cette aventure.

Le lendemain de cette aventure, Père Jean s'arma d'un gourdin plombé qu'il cacha sous son habit, se prépara à tout événement, et sortit à son ordinaire; mais il ne vit aucune apparence que le lord songeât à lui tenir parole. Le surlendemain, il sortit derechef, et il ne vit rien. Le troisième jour, il sortit encore pour cette fois, un matelot ivre, ou faisant semblant d'être ivre, lui chercha querelle près de Billingsgate (1). Père Jean ne fit point semblant d'entendre le matelot, et voulut passer outre; mais un autre se joignit au premier, et l'éclaboussa depuis la tête jusqu'aux pieds. Pour le coup, le Révérend perdit patience : il appliqua un si furieux soufflet sur la face de ce dernier, qu'il l'envoya culbuter à plus de quinze pas. Alors un gros et puissant coquin, qui se trouvait-là, irrité de l'affront que le peuple Anglais venait de recevoir de la part d'un étranger, mit habit, chemise et perruque bas, défia le Révérendissime de se battre contre lui, et lui donna en

(1) Endroit situé sur la Tamise, un peu au-dessous du pont de Londres.

même temps un coup de poing sur l'estomac ; mais ce dernier lui en rendit un autre si terrible, qu'il lui enfonça trois côtes du côté gauche, et le jeta par terre sans mouvement et sans connaissance.

Get exploit attira à Père Jean l'applaudissement des passants: aucuns dirent qu'il était impossible que cet homme ne fût pas Anglais; que s'il ne l'était point, il méritait non-seulement de l'être, mais encore de recevoir des lettres de bourgeoisie de Londres. Mais les camarades de ceux que Père Jean avait jetés par terre, s'armèrent de tout ce qu'ils purent trouver, et l'assaillirent de toutes parts. Alors le Révérendissime tira son gourdin, tomba sur cette troupe d'assassins, et en jeta une demi-douzaine sur le carreau. Cela ne fit qu'irriter cette multitude; mais le Redoutable entra dans une telle colère, qu'à chaque coup qu'il portait, il jetait bas son homme. Son combat de Pétersbourg, et la défaite des sauvages n'étaient qu'un jeu en comparaison de ceci. Un coup de pierre qu'il reçut à la mâchoire le rendit furieux; il poussa un cri terrible, il saisit une solive qu'il rencontra par hasard, et tomba de plus belle sur ses ennemis. C'était fait de cette canaille entière, si elle ne se fût dissipée. Mais en moins de trois minutes, tout était disparu, et Père Jean se trouvait maître du champ de bataille.

Ceux qui avaient été spectateurs de l'action, firent retentir l'air d'acclamations à l'honneurdu vainqueur, en disant qu'il méritait qu'on lui érigeât une statue à

:

Westminster : d'autres criaient qu'il fallait lui faire son procès, et l'envoyer à Tyburn: peu s'en fallut que les deux partis n'en vinssent aux mains pour sontenir leur opinion; mais les premiers l'emportèrent ils entourèrent Père Jean, le ramenèrent au logis au bruit de leurs acclamations réitérées, et s'opposèrent à la garde qui voulait l'arrêter, ou plutôt se faire assommer; car le Révérend était dans une telle fureur, qu'il se serait plutôt laissé hacher en pièces que de se rendre.

Lorsqu'il fut arrivé au logis, et qu'un de ceux qui étaient montés avec lui, nous eut fait le détail de cette aventure, Vitulos et moi, craignant de mauvaises suites, lui conseillâmes de sortir par une porte de derrière, qui donnait dans une autre rue, et de se retirer chez un traiteur Français de notre connaissance. Le Révérend regarda d'abord cette démarche comme une lâcheté ; mais à la fin il entendit raison et disparut. Il fit sagement, car peu de temps après son départ, il arriva un détachement de cinquante grenadiers pour le prendre.

L'officier qui était à la tête de ces cinquante hommes, nous demanda où était celui qu'il cherchait. Vitulos lui répondit que nous n'en savions rien ; et qu'il ne croyait pas qu'il fût dans la maison; qu'en tout cas; il pouvait en faire la perquisition. Le Compère lui dit qu'il ferait beaucoup mieux de courir après ceux qui attaquaient les gens dans la rue, par ordre d'un lâche, que de venir chercher un homme qui

n'avait fait qu'user du droit que la nature a donné à chacun de se défendre. L'officier demanda au Compère, de quelle autorité il lui tenait ce propos. Celui-ci lui répondit que c'était de l'autorité que chacun avait de prendre le parti de l'innocent contre le coupable. L'officier ne prit point la peine de répliquer: il continua à faire fouiller partout; et voyant que le Révérend était éclipsé, il se retira.

Cette affaire avait effectivement été suscitée par le lord. Nous apprîmes, au moment que la garde venait de sortir de chez nous, qu'il s'était trouvé parmi les spectateurs de l'action; mais que pour faire voir qu'il n'y avait aucune part, il avait applaudi avec les autres à la vigoureuse défense de Père Jean.

Je trouvai ce procédé indigne d'un honnête homme, et particulièrement d'un seigneur d'une naissance aussi illustre que celle du lord. Mais la noblesse anglaise, qui se distingue si glorieusement par la grandeur d'ame, la bravoure et la générosité, n'est pas plus à l'abri que celle des autres pays, de voir, parmi elle, quelque membre qui la désho

nore.

Cette dernière nouvelle nous fit prendre le parti de faire dire à Père Jean de sortir le soir de la mai son où il était, et de se réfugier à Oxford ou à Cantorbery jusqu'à nouvel ordre. Mais le Révérend méprisa cet avis, et s'obstina à demeurer à Londres. Aussi, mal lui en prit-il ; car deux jours après, on le surprit dans son lit, et on le conduisit en prison. Dulaurens.-Tome III. 19

CHAPITRE XX V.

Suite de cette aventure.

A PEINE Père Jean fut-il en prison, que l'on commença son procès avec toute l'ardeur imaginable. On l'accusait d'avoir tué sept personnes, et d'en avoir estropié quinze autres. Le Révérend se défendit avec tout le courage et la présence d'esprit dont il était capable: il dit que le lord Foolishson étant venu l'insulter dans son logis, il lui avait répondu avec vigueur; que pour cela, ce seigneur l'avait menacé de le faire jeter dans la Tamise; et qu'il ne doutait point que la querelle qu'on lui avait cherchée, ne vînt de sa part. Il nous nomma comme témoins de cette menace: on nous cita, nous comparûmes, nous déposâmes la vérité; mais rien de tout cela ne prouva que l'insulte des deux matelots et ce qui s'ensuivit, fussent l'effet de la menace du lord. Par malheur, l'un de ces matelots était mort, et l'autre était disparu : tous ceux qui étaient blessés, déposèrent qu'ils s'étaient trouvés par hasard dans la mêlée, et sous les coups de Père Jean, qui frappait à tort et à travers, sans égard et sans distinction. Le Révérend Père n'avait donc aucun témoignage favorable pour lui au contraire, le lord pouvait

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