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CHAPITRE XVI.

Raisonnement de Vitulos sur ce qui a été dit dans le chapitre précédent.

LORSQUE Père Jean eut fini de parler, Vitulos reprit la parole, et dit que nous avions raison l'un et l'autre, et que le Compère avait tort, surtout à l'égard de son manichéisme. Quand même, lui dit-il, vous auriez réellement découvert qu'un dogme aussi funeste fût fondé, s'il vous restait l'ombre du sens commun et de la prudence, vous devriez le cacher plutôt que de le divulguer. Le monde est tellement constitué, qu'il est des vérités très-peu importantes en elles-mêmes, dont l'exposition serait mille fois plus nuisible au genre humain, que l'erreur où il est à leur égard (1): à plus forte raison, une vérité

(1) Il est certain que plusieurs grands hommes ont pensé que toutes les vérités, ou tout ce qu'on prenait pour telles, n'étaient pas bonnes à être divulguées. Le lecteur peut voir comment un des plus vertueux, et des plus savants évêques du cinquième siècle (SYNES. EPISC. CYREN. Epist. ad Frat.) s'exprimait sur ce sujet.

«Je regarde, dit-il, comme une chose difficile, pour ne pas « dire impossible, de renoncer à certains principes, qui sont d'une « évidence démonstrative; et d'un autre côté, la philosophie est

de cette espèce, si c'en était une, devrait être ensevelie pour jamais dans les ténèbres les plus épaisses. L'erreur et la superstition ont engendré des dés

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«telle, qu'elle peut difficilement compatir avec les opinions vulgaires. Je ne saurais convenir, par exemple, que l'ame soit « d'une date postérieure à celle du corps; je ne puis concevoir «que l'univers et toutes ses parties doivent périr un jour; il me << semble que l'opinion commune touchant la résurrection, con«< tient quelque chose de sacré, qu'on ne doit pas divulguer; car je ne crois pas qu'on doive tout dire; et un philosophe, toute «< connue que la vérité lui soit, doit pourtant céder à la nécessité « de la déguiser. Car, ce que la lumière est à la vue, la vérité l'est « pour le peuple : or, comme la vue ne peut supporter, sans cou«rir risque, une lumière trop éclatante, et que les ténèbres sont « plus propres pour des yeux faibles, de même, le déguisement, «‹ à mon avis, est plus salutaire pour le vulgaire ; car, la vérité «blesse ceux qui ne sauraient être attentifs à l'évidence des choses. Ainsi, si les lois de la consécration épiscopale, qui sont éta«blies parmi nous, souffrent ces tempéraments, je me soumettrai «‹ à être consacré, puisqu'alors j'aurai liberté de philosopher en «< mon particulier, et de parler mystérieusement au peuple, sans «lui enseigner aucune chose dans toute son étendue, et sans le « désabuser des opinions dont il aura été imbu, et dans lesquelles «je trouve qu'on doit le laisser.

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«Mais si ces lois exigent d'un évêque, qu'il ait la même croyance « que le peuple, j'avoue que je ne puis me résoudre à désavouer <<mes sentiments en public: car, quel rapport y a-t-il entre la «philosophie et le com mun peuple, auquel on ne doit faire aper«cevoir la vérité des choses divines, que d'une manière toute mys«térieuse? Je le répète encore, et je déclare hardiment, que je «< crois qu'un homme sage doit, à moins d'une pressante nécessité «du contraire, laisser les autres dans leurs sentiments, et en même temps, avoir le sien en particulier. Ainsi, si l'on me fait

ordres, des fureurs et des cruautés inouïes; il est des circonstances où la vérité en engendrerait de même, si elle se présentait où elle n'a que faire.

Il y a mille et mille personnes sages qui s'aperçoivent des erreurs dont le peuple est imbu, surtout à l'égard de la religion; mais aucune d'elles n'entreprendra jamais de le désabuser, à moins qu'il ne soit suffisamment préparé à voir le jour, et que cette vue ne puisse donner lieu à aucun accident funeste. Ce n'est pas que la vérité entraîne naturellement après elle aucune suite dangereuse, les maux qui résultent de son exposition ne viennent que de la nature des sujets auxquels elle est exposée (1). Il y a des circonstances où il est très-dangereux de se servir d'une chose, quoiqu'excellente en elle-même. Le vin est de sa nature bienfaisant; il ranime les foret réjouit le cœur de Pierre, tandis qu'il enivre

ces,

« évêque, je prends Dieu et les hommes à témoin que je ne veux «rien changer à mes sentiments. >>

(1) « Quand la vérité se présente à l'homme, son esclair l'estonne, son esclat l'atterre ce n'est point de sa faute, car elle est trèsbelle, très-amiable, et très-convenable à l'homme ; et peut-on d'elle dire encore mieux, que de la vertu et sagesse, que si elle se pouvoit bien voir, elle raviroit et embraseroit tout le monde en son amour. Mais c'est la foiblesse de l'homme, qui ne peut recevoir et porter une telle splendeur, voire elle l'offense. Et celui qui la lui présente, est souvent tenu pour ennemi, veritas odium parit. C'est acte d'hostilité que de lui montrer ce qu'il aime et cherche tant. L'homme est fort à désirer, et foible à recevoir. » CHARRON, De la Sagesse, liv. 1, chap. IV.

Jean et le rend furieux. D'où viennent des effets si différents? Des différentes constitutions de Pierre et de Jean, et non de la nature du vin. La nature du vin est d'animer et d'échauffer : il est de la nature de Jean d'entrer én furie lorsqu'il est échauffé. Voilà tout le mystère. Un homme de bon sens qui connaîtrait le tempérament de Jean, se garderait bien de lui donner à boire autre chose que de l'eau.

Non-seulement l'amour de l'ordre doit nous faire abstenir de débiter des vérités dangereuses à la multitude; mais l'amour de nous-mêmes doit nous porter aussi à être très-réservés sur cet article. Nous le savons par expérience. Lorsque nous fûmes convaincus d'avoir battu monnaie en Russie, nous dîmes aux juges, commis pour nous examiner, que nous n'avions fait que suivre en cela le droit naturel. Et il est certain qu'il n'y a rien de plus naturel que le pouvoir de donner telle forme, tel poids, que l'on juge à propos, à un morceau d'or ou d'argent, et de lui attribuer la valeur que l'on veut. D'ailleurs, ce qui est naturel est imprescriptible. Mais les gens à qui nous avions affaire ne pensaient point de même sur ce point. « Le droit positif, selon eux, a, ་ dans « certain cas, anéanti le droit naturel : les souve<< rains se sont arrogé celui de battre monnaie; et « tous ceux qui y portent atteinte, doivent être pu«nis. » Nous devions donc prudemment nous borner à demander pardon de notre prétendue faute, et rien de plus. L'on est assez indulgent dans ce

pays-là : l'on se serait contenté de nous appliquer quelques coups de bâton sur la plante des pieds, et l'on ne nous aurait point envoyé piocher dans les mines de la Sibérie, d'où l'on ne sort pas toujours aussi facilement que nous avons fait.

Enfin, pour revenir au sujet dont il est question, s'il est de la prudence de taire quelquefois certaines vérités, il le sera toujours de ne point répandre une opinion aussi absurde, aussi dangereuse, que celle dont le Compère est actuellement infatué. Il ferait bien à l'avenir de penser pour lui, et de se taire ; et nous ne ferions point mal d'en faire autant.

Voilà ce qui s'appelle raisonner, dit Père Jean. Pour moi, je laisse dorénavant les hommes dans leurs opinions, bonnes ou mauvaises : qu'ils se trompent ou qu'ils ne se trompent pas, c'est leur affaire, et non la mienne. Quand je me rappelle les différents événements de notre vie, je vois que la moitié des persécutions que nous avons essuyées sont venues autant d'avoir parlé contre les opinions reçues, que d'avoir agi contre les lois que les hommes ont établies. Mais l'on ne devient avisé que par l'expérience. J'avoue que les hommes sont injustes et méchants; mais la société est tellement constituée, qu'ils doivent être tels. Il est vrai que l'univers est un composé de bien et de mal; mais un homme de bon sens doit plutôt s'occuper à tirer le meilleur parti possible de la vie, que de s'embarrasser de ce qui ne le regarde pas. Çà, buvons un coup.

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