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maces si effroyables, que la plupart du monde qui l'écoutait, crut qu'il était possédé de plus de soixante quinze mille diables. La foule qui était déjà assez forte, s'accrut dans un instant si prodigieusement, que je fus plus de deux heures avant de pouvoir le retirer de là. Enfin, je l'en retirai : je le fis monter dans le premier fiacre que je trouvai, et je l'emmenai à notre logis. Lorsqu'il aperçut le Compère et Vitulos, ses exclamations redoublèrent, et ne finirent que très-long temps après. Quand il fut un peu apaisé, je lui demandai par quel moyen il était échappé du naufrage : il me dit que Saint Nicolas et Saint Guillaume, auxquels il s'était recommandé pendant la tempête, l'avaient soutenu sur les eaux, jusqu'à ce qu'un vaisseau anglais le recueillit et le conduisit à Portsmouth; et que ces Saints lui avaient révélé en même temps, que le monde devait finir bientôt.

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Voyant que je ne pouvais en tirer d'autres raisons, je le laissai tranquille; et je lui défendis de sortir jusqu'à ce qu'il fût habillé plus proprement. Lorsqu'il fut en état de paraître, je lui fis promettre de ne plus prêcher, et je le laissai aller par la ville; et à ses visions près, il nous sert très-affectueusement et fait assez bien les commissions dont on le charge.

Père Jean finissait de parler, lorsque nous arrivâmes à son logement. Le lecteur me dispensera de lui décrire la joie que je ressentis de revoir mon cher Compère et mes anciens camarades; elle fut inexpri

mable, et celle de mon Compère ne fut pas moindre. Ah! mon cher Jérôme! s'écria-t-il en me voyant, si tous les hommes te ressemblaient..... mais!.. Il allait continuer; mais les cris de joie et le tintamarre de Diego l'en empêchèrent : il se passa plus d'une demi-heure avant que nous pussions nous faire entendre.

La scène de l'Espagnol étant finie, nous nous dîmes tout ce que l'on peut se dire en pareille occasion après quoi, je contai ce qui m'était arrivé depuis le naufrage.

Mon récit acheva d'irriter le Compère contre le genre humain. Il avait cru jusqu'alors que tout ce qui existe était un composé de bien et de mal; il se persuada, pour le coup, que tout était mal : Vitulos fut presque de son sentiment: Diego ne douta plus que la fin du monde n'approchât (1): le Révérendissime jura qu'il étriperait autant de moines qu'il en rencontrerait pour moi, quelque sujet que j'eusse de me plaindre, je trouvai que le Compère et Père Jean outraient les choses. Je ne disconvenais point qu'il y eût beaucoup de mal dans le monde, mais j'étais bien éloigné de croire que tout fût mal, et que le mal qui existe dans l'univers, pro

(1) Un dévot, plus raisonnable que l'Espagnol, aurait trouvé que le procédé des inquisiteurs, envers son confrère Jérôme, était une action louable et sainte; mais il était parvenu à un tel point de folie, qu'il ne distinguait plus les bonnes actions d'avec les mauvaises.

cédât d'un mauvais principe, égal au bon. A l'égard de Père Jean, je lui dis que quand il étriperait tous les moines de la terre, la persécution des gens d'église n'en irait pas moins son train; que l'histoire de tous les temps prouve que résister à leurs violences est les irriter; que le plus court était d'éviter d'avoir quelque chose à démêler avec eux. Mais tout ce que je pus dire là-dessus fut inutile: l'oncle et le neveu persistèrent dans leurs opinions.

CHAPITRE XV.

Raisonnement sur l'opinion du Compère.

Le propre jour de ma réunion à mes anciens amis, je quittai le logement que j'avais pris; mais je ne cessai point pour cela de copier de la musique, pour gagner de quoi fournir ma part à la dépense du ménage : j'étais devenu trop scrupuleux pour me servir du produit de la boîte que sa Révérence avait escamotée au capitaine portugais, avant le naufrage. Mais lorsqu'après toutes les informations possibles que je fis faire à Lisbonne, je fus certain que personne autre que nous n'était échappé de ce naufrage, j'usai sans scrupule de la bourse commune, et je ne travaillai plus que pour m'amuser.

Tous mes souhaits auraient été satisfaits, si j'eusse vu mon cher Compère plus raisonnable, ou du moins, s'il eût renoncé à la manie qui le tenait de divulguer son manichéisme et ses autres sentiments, par le livre auquel il travaillait. Un jour que son esprit bourru s'était un peu adouci, j'employai tous les raisonnements dont j'étais capable, pour lui prouver que quand il y aurait cent fois plus de mal sur la terre, l'on ne pourrait en conclure que l'univers

ne fût souverainement gouverné par un être bon, sage, et tout-puissant. J'ajoutai que son opinion à cet égard n'était fondée que sur une prévention aveugle, et nourrie par son humeur atrabilaire; qu'il devait savoir, par sa propre expérience, combien l'on devait faire peu de fondement sur ces opinions outrées, qui ne nous paraissent réelles qu'autant qu'elles flattent nos préjugés et nos passions, et jusqu'à ce que l'expérience et des connaissances ultérieures viennent à faire tomber le bandeau qui nous offusquait la vue. Enfin, je le priai de se souvenir que, puisqu'il haïssait les hommes pour leur méchanceté, il devait éviter d'être méchant à son tour; et que c'était l'être en effet, que de répandre dans le public des opinions qui n'avaient aucun fondement solide et réel, et qui pouvaient entraîner après elles les plus grands maux.

Le Compère, peu accoutumé à m'entendre raisonner de la sorte, me demanda depuis quand je m'ingérais de faire le raisonneur. Depuis, lui répondis-je, que je me suis aperçu que dix ans de vos leçons ne m'avaient rendu ni plus savant, ni plus heureux; depuis que j'ai vu qu'un homme qui a assez de lumières, assez de pouvoir sur soi-même, pour secouer le joug des préjugés de l'enfance, et assez de prudence pour ne pas se laisser éblouir par les sophismes des philosophes du siècle, n'a de maxime à suivre que celles qu'approuve le sens commun, n'a de route à tenir que celle que lui Dulaurens.-Tome III.

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