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la suprême félicité consiste ici-bas dans la pratique de la vertu et dans la paix de l'ame, nous devons regarder comme un don du ciel tout ce qui nous porte, tout ce qui nous aide à acquérir cette félicité; nous devons, sous peine de méconnaissance et d'ingratitude, nous servir de ce don... Je m'en servirai done; et je remercierai Dieu d'avoir affranchi mon esprit de toute dépendance humaine, et de me voir dans un état mitoyen, d'où je puis fouler aux pieds l'erreur et la superstition, sans crainte de donner dans la présomption et l'incrédulité.

Voilà, cher lecteur, comme je parvins à distinguer le vrai d'avec le faux, par mes propres yeux, et comme je trouvai ce repos intérieur et désirable, que la philosophie du Compère ne m'avait pu donner. Il ne me restait qu'à trouver le moyen de gagner du pain. Le vieillard m'avait promis de me montrer ce moyen; il tint parole, et je me mis à travailler avec lui. Je le laissai penser à sa fantaisie, et je pensai à la mienne.

baisse jusqu'aux ames les plus simples, et une hauteur qui exerce et qui élève les plus élevés. Tous y puisent indifféremment; mais bien loin de la pouvoir épuiser en nous en remplissant, nous y laissons toujours des abîmes de science et de sagesse, que nous adorons sans les comprendre. Mais ce qui doit nous consoler dans cette obscurité, c'est que, sclon St. Augustin, l'Écriture sainte nous propose, d'une manière aisée et intelligible, tout ce qui est nécessaire pour la conduite de notre vie. » Voyez la Préface du Nouv. Test. de Mons.

Mais cette nouvelle association ne dura guère. J'avais à peine été trois mois avec le vieillard, qu'il mourut. Heureusement pour moi que je savais mon métier, et que ses pratiques me demeurèrent.

Il ne manquait donc rien à mon bonheur. Je travaillais une partie de la journée, et je donnais le reste à la lecture, à la méditation, ou aux réflexions. La promenade des champs était ordinairement destinée à ce dernier genre. Un jour que je me promenais le long de la Tamise, je me mis à repasser dans ma tête les différents événements de ma vie. Lorsque j'en fus au naufrage où j'avais perdu mes anciens amis, je ne pus m'empêcher de m'attendrir sur leur sort': «Mon cher Compère! m'écriai« je tout haut, vous n'avez jamais connu de vrai << bonheur; hélas! si vous viviez encore, et que je << pusse vous faire part du mien, je le ferais de tout " mon cœur. Mais vous.... »

J'en étais là lorsque j'entendis quelque bruit derrière moi. Je me retournai.... Ciel! que vis-je !... je vis le Révérendissime Père Jean de Domfront, qui riait de toutes ses forces de m'entendre parler seul.

CHAPITRE XIV.

Récit des aventures de Père Jean, après le naufrage, etc.

J'EUS à peine reconnu le Révérend, que je me jetai à son cou, et je l'embrassai plus de cent fois.Quoi! c'est vous! m'écriai-je: par quel bonheur... ah! mon cher Père Jean, serait-il possible... où est mon Compère ?.. où est Vitulos ?... où est Diego?

Ils sont tous les trois ici, me répondit-il. Menez-moi au plus vite où ils sont, repris-je : quoi! vous vivez encore!... Ah! mon cher Père Jean, contez-moi, je vous prie, par quel hasard vous êtes échappé de ce naufrage effroyable, d'où je ne me suis tiré que par une espèce de miracle.

« Tu sauras, répondit Père Jean, que lorsque le vaisseau fut en danger de se briser, je montai deux futailles sur le pont, je les bouchai bien, je coulai à l'entour quelques cordes à nœuds; je dis au Compère et à Vitulos que si nous venions à faire naufrage, ils eussent à saisir chacun une de ces cordes avec moi, et à s'abandonner ensuite à tout ce qu'il plairait à dame Fortune de faire de nous. Pour toi, la frayeur t'avait mis dans un état à n'entendre aucune raison. Diego était étendu sur le plancher,

sans mouvement, sans connaissance, et dans le même cas où tu le vis après le coup de tonnerre de Senlis. C'est pourquoi nous vous laissâmes là l'un et l'autre ; nous nous tînmes près de nos futailles ; et lorsque le vaisseau se brisa, nous nous trouvâmes en état de pouvoir nous soutenir sur l'eau jusqu'au lendemain, que des pêcheurs de la côte nous recueillirent et nous menèrent à terre.

<< Comme j'avais eu soin de ne pas oublier le reste de notre argent, et que dans le trouble que la tempête occasionait, j'avais escamoté au capitaine une boîte remplie de perles et de diamants, je regardai ce naufrage comme un bonheur pour nous. Je te regrettai pourtant, ainsi que l'ami Diego; mais je me consolai en buvant quelques coups à votre intention. - Et le Compère, interrompis-je? - Le Compère, poursuivit Père Jean, parut très-sensible à ta perte, ainsi qu'à celle de l'Espagnol ; mais ma trouvaille ne le toucha guère. Ce naufrage l'avait mis d'une humeur insupportable : une aventure assez fâcheuse qui nous arriva peu de temps après, acheva de lui tourner la tête ; il devint d'une misanthropie aussi farouche que celle de Timon l'Athénien; il accusa les hommes de méchanceté, le ciel d'injustice, et finit par devenir manichéen... Quoi! le Compère est devenu manichéen! Oui, manichéen, et trèsmanichéen. Mais écoute le reste de notre histoire.

« Comme je ne trouvai point à propos de me défaire de mes bijoux en Espagne et en Portugal, je

formai le dessein de passer en Angleterre. Je communiquai ma résolution à mon neveu et à Vitulos: le premier me dit de faire à ma fantaisie; le second trouva que j'avais raison: là-dessus nous tirâmes droit à Lisbonne, où nous trouvâmes un vaisseau hollandais qui nous transporta à Londres.

Lorsque nous fûmes arrivés en cette ville, j'essayai, ainsi que Vitulos, de faire entendre raison au Compère; mais nous perdîmes nos peines : le Compère nous dit qu'il était misanthrope et manichéen, qu'il voulait demeurer tel; et qu'il romprait avec nous, si nous lui parlions davantage sur ce point. Tu le trouveras dans cette opinion, et occupé à faire un livre où il prétend démontrer que les hommes, tant sauvages que policés, sont des sots, des injustes, des enragés; et que le diable a autant à dire que le bon Dieu, dans le gouvernement de l'univers. Quant à Diego, il est aujourd'hui plus fou qu'il n'a jamais été. Je le retrouvai, par le plus grand hasard du monde. Comme je me promenais un jour à Hyde-Parck, je vis un tas de monde attroupé : je voulus savoir ce que c'était, j'approchai, et j'aperçus au milieu de la foule le seigneur Diego qui faisait un sermon sur le dernier jugement. Il était dans un état à faire pitié : il était presque nu, il avait la barbe d'un pouce de long, les yeux enfoncés, et le visage exténué de misère. Cet état me toucha : je fendis la presse pour l'emmener, il me reconnut, et se mit à faire des exclamations terribles et des gri

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