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Lorsque j'étais encore en Hollande, des personnes de la première considération d'Espagne me sollicitèrent plus de cent fois de passer en leur pays, pour y établir quelques manufactures qui y manquaient; mais ma religion, qui est celle des Unitaires, m'empêcha, pendant plus de six ans, de me rendre à ces sollicitations; enfin, les avantages que je voyais à cet établissement, et les promesses qu'on me fit d'une tolérance entière, me déterminèrent à quitter ma patrie avec ma famille et mes biens, et d'aller m'établir dans l'endroit où l'on me désirait.

En moins de deux ans, poursuivit le vieillard, le ciel avait tellement béni mon entreprise, que, sans compter les ouvriers que j'avais amenés de Hollande, j'occupais plus de deux cents familles que j'avais trouvées dans la dernière misère, faute d'emploi. Ma douceur naturelle, quelques vertus, mes bienfaits, m'avaient attiré l'estime de tous les honnêtes gens de l'endroit où j'étais établi. Ma maison, ma table, leur étaient ouvertes; et nos conversations ne roulaient que sur les moyens d'attirer l'abondance dans la contrée.

Un projet de société pour faire fleurir l'agriculture, rendit nos entrevues plus fréquentes. Alors les dévots me soupçonnèrent de dogmatiser; un orage terrible allait éclater sur ma tête et sur celles de tous mes amis, lorsqu'un soir, un honnête homme accourut nous avertir de nous sauver tous dans l'instant, si nous ne voulions point tomber Dulaurens.-Tome 11.

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entre les mains de l'inquisition. Nous n'eûmes pas le temps de mettre aucun ordre à nos affaires : nous partîmes tous dans la minute, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. Quant à moi, j'arrivai ici avec ma femme et mes deux fils : une fille que j'avais, et qui était alors dangereusement malade, ne put être transportée : elle fut abandonnée à la garde de Dieu ; et depuis ce temps-là, je n'ai pu en avoir aucune nouvelle.

Ici les larmes empêchèrent le vénérable vieillard de continuer. Lorsqu'elles furent un peu apaisées, je lui demandai s'il n'y avait point de moyen de rentrer dans ses biens. Tout est perdu, s'écria-t-il : la manufacture est anéantie : les pauvres gens que je nourrissais sont réduits à une misère affreuse : mes amis dispersés sont aussi malheureux que moi; et s'il m'en restait encore, ils n'oseraient ouvrir la bouche pour implorer la justice, et réclamer les droits de l'humanité.

J'avoue que si quelque chose m'a touché dans la vie, ce fut la situation de ce vieillard. Lorsqu'il eut fini de parler, je le consolai le mieux qu'il me fut possible, et je lui dis tout ce que je crus capable de lui faire naître l'espoir de revoir sa fille un jour, et de rentrer dans ses biens.

CHAPITRE XVII.

Continuation de ma route.

La vue continuelle d'un homme malheureux que je chérissais, celle de la mer qui mouille les murailles de Gibraltar, et qui me rappelait sans cesse la perte que j'avais faite de mes amis, me déterminèrent d'abréger mon séjour et de partir de cette ville. Après avoir pris congé du vieillard et du capitaine Anglais, je partis pour Madrid. Comme c'était au milieu de l'été, j'eus l'imprudence de marcher un jour par la grande chaleur ; je reçus un coup de soleil au moment que j'allais entrer dans Grenade; et comme cet accident m'avait fait perdre connaissance, l'on me transporta dans la ville, où l'on me mit entre les mains d'un médecin Français, qui prit tous les soins possibles de ma personne jusqu'à mon entière guérison.

Lorsque je fus rétabli, je payai le médecin, je le remerciai de ses soins, et me disposai à continuer ma route.

La veille de mon départ, je me trouvai en compaguie avec deux religieux de l'ordre de Saint Dominique. Ces Révérends Pères ayant appris que je partais le lendemain, me demandèrent pourquoi je ne

demeurais point encore quelques jours, pour voir un des plus beaux auto-da-fé que l'on eût fait depuis long-temps. Je leur répondis que je n'aimais point à repaître mes yeux de ces sortes de spectacles, ой l'humanité avait tant à souffrir.

Il ne s'agit point ici d'humanité, reprit un de ces Pères, il ne s'agit que de brûler des hérétiques. Les hérétiques, repartis-je, sont des hommes comme nous un hérétique souffrant est notre semblable qui souffre... Monsieur est peut-être hérétique aussi? interrompit le religieux. Je ne suis point ici pour faire ma confession de foi, répliquai-je : je dirai seulement que je ne sais par quel droit votre ordre s'arroge, en ce royaume, le pouvoir de martyriser les gens pour leurs opinions. Oh! oh! dit le Dominicain! vous ne savez point par quel droit notre ordre s'arroge ce pouvoir? eh bien, vous saurez que c'est par un droit qui fait honneur à la raison, à la nature et à la religion. Comme vous me paraissez peu instruit sur cet article, et qu'un petit détail sur la nature de ce droit pourra vous dessiller les yeux, et peut-être faire de vous un bon catholique, écoutez ce que je vais vous dire.

C'est un axiome parmi nous, qu'il n'y a qu'une seule religion dans laquelle on puisse se sauver. Hors d'icelle, quelque juste que l'homme puisse être, il est en abomination aux yeux de son créateur; il ne lui plaît qu'autant que ses œuvres se trouvent justifiées par la foi, et que cette foi est soutenue

par le culte qu'il exige. L'un et l'autre est l'objet de la révélation; la révélation est la base de la vraie religion; celle-ci est la religion chrétienne.

Comme Dieu connaît la faiblesse de la raison de l'homme, son inconstance naturelle, la corruption de son cœur, et que d'ailleurs il est infiniment jaloux de la pureté de cette foi et du culte qu'il a établi; qu'il en veut l'étendue, la défense et la perpétuité, il a établi sur la terre un oracle infaillible de ses décrets éternels, qu'il faut croire sur sa parole, sous peine de réprobation; un interprète irréfragable de sa volonté suprême, qu'on ne peut contredire, sans s'opposer à la divinité même; un fanal certain, auquel on doit avoir recours dans les ténèbres du doute et de l'ignorance; un chef unique de la hiérarchie ecclésiastique, pour arracher (1), perdre, dissiper, édifier et planter en son nom, par sa doctrine; en un mot, pour faire ici-bas tout ce qu'il juge à propos pour la gloire de Dieu et le bien de la religion. Or, cet oracle, cet interprète, ce fanal, ce chef, est notre saint-Père le pape de Rome, légitime successeur de Saint Pierre d'où il s'ensuit que la vraie religion est la religion du pape ; et que comme les païens, les juifs, les hérétiques, les prétendus gens d'esprit, ne croient point au pape, ils sont hors de la vraie religion, et abominables devant dieu.

:

(1) Bulle de CLEMENT VIII. Ausculta, Filii, etc.

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