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notre extrême faiblesse nous avait mis dans un état d'insensibilité, où la mort allait terminer nos jours et nos malheurs, sans nous en apercevoir. Bref, le plus robuste d'entre nous n'avait peut-être plus six heures à vivre, lorsque Père Jean arriva.

Le bruit qu'il fit à son arrivée me fit ouvrir les yeux; je l'aperçus avec un ours monstrueux sur ses épaules, et jurant comme un damné.

Lorsque le révérend eut jeté sa charge, il alluma du feu, et fit cuire une partie de sa chasse: après quoi, il nous fit prendre à chacun un peu de bouillon; mais il ne nous laissa point manger; il se contenta de manger pour nous: deux heures après il nous donna encore du bouillon; ainsi du reste: tellement qu'au bout de vingt-quatre heures, nos forces augmentèrent; le Compère se remit à prêcher, Diego à prier, les autres à se lamenter, et moi à pleurer; la crainte de retomber dans le même état, après que nous aurions mangé l'ours, nous faisant regretter en quelque sorte de n'être point morts avant l'arrivée de Père Jean.

Deux jours après cette chasse le révérend partit derechef, et fut trois jours sans reparaître. Nous crûmes qu'ils s'était égaré, ou que quelque bête féroce l'avait dévoré : enfin il revint, mais il n'avait rien; ce qui nous obligea de ménager le reste de notre ours, et de partir le plus tôt qu'il nous fut possible.

Nous nous enfonçâmes donc dans la forêt, mais Dulaurens.-Tome II.

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nous ne trouvâmes rien: si nous découvrions les traces de quelque animal, ces découvertes étaient si rares, ces traces étaient si anciennes, que nous regardions cet endroit comme absolument inhabité de tout ce qui avait vie.

Pour surcroît de malheur, le soleil qui s'était montré pendant quelques jours, était encore disparu : nous voyagions derechef sans savoir vers quelle partie du monde nous dirigions nos pas. Bref notre petite provision touchait à sa fin, lorsque nous arrivâmes dans un endroit où la mousse dont la terre était couverte, fit place à une espèce d'herbe particulière, mêlée de trèfle.

Cette découverte nous fit reprendre courage. Nous avançâmes encore quelques milles; nous rencontrâmes quelques broussailles, parmi lesquelles

il y avait une garenne de lapins. Père Jean fit aussitôt un piége, et prit quelques-uns de ces animaux; mais il ne nous parut point que cette garenne fût assez peuplée pour nous nourrir long-temps : c'est pourquoi nous nous mîmes en devoir de chercher s'il n'y en avait point quelqu'autre dans les environs.

CHAPITRE IX.

Aventure singulière.

Nous rôdâmes quelque temps çà et là ; mais nous ne pûmes découvrir qu'il y eût d'autres garennes que celle que nous avions trouvée : nous ne désespérâmes pourtant point d'en rencontrer plus loin; il nous paraissait impossible que ce fût là l'unique endroit de la forêt habité par ces animaux : ce qui, comme je viens de dire, nous avait fait reprendre courage à tous, excepté à l'Anglais, qui paraissait absorbé dans une telle mélancolie qu'il ne parlait plus; il ne savait même s'il devait prendre quelque nourriture.

Comme nous conclûmes de séjourner trois ou quatre jours près de cette garenne, tant pour nous reposer, que pour en tirer tout le parti qu'il nous serait possible, le surlendemain de ce séjour, l'esprit de l'Anglais parut plus troublé que jamais. Tantôt il avait le visage enflammé, les yeux étincelants, et marchait d'une grande vitesse; tantôt il pâlissait, sa vue s'égarait, il s'arrêtait, s'asseyait, en faisant des gestes qui ne dénotaient que trop l'état affreux où son ame était plongée,

Le soir étant arrivé, il se coucha près de nous sur le gazon; mais il ne put reposer; il s'agitait, se tournait, s'asseyait, et se recouchait sans cesse ; il soupirait, il gémissait, et criait quelquefois comme s'il fût devenu fou.

Vers le matin, il fut plus tranquille, il parut même prendre quelque repos ; mais bientôt après il se leva d'une vitesse extrême; il marcha quelques pas avec précipitation; il s'arrêta tout court; il revint à nous; puis, étendant les bras, serrant les poings, et jetant vers le ciel un regard terrible, il s'écria : Non!.., c'en est fait la fortune inexorable m'a persécuté toute ma vie ; elle me brave en ce moment; je vais me mettre pour jamais à l'abri de ses coups. En même temps il saisit une corde, il se la passe au et court pour se pendre au premier arbre; mais le Compère le poursuivit, l'arrêta, le ramena, et lui adressa les paroles suivantes :

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Mon ami, j'ai souvent entendu dire que la manie de se pendre prenait quelquefois aux Anglais; mais on me disait en même temps qu'ils exécutaient cela avec tout le sang-froid imaginable, et vous vous êtes préparé à cette action par des agitations et des grimaces de démoniaque. Ce n'est pourtant point que je préfère la manière de vos compatriotes à la vôtre; car si l'envie de me pendre me prenait à mon tour, je crois que je ne la mettrais en exécution ni d'une façon ni de l'autre je raisonnerais auparavant, et je ne me livrerais point si facilement à ce

désespoir funeste, qui se manifeste aux uns sous l'ombre d'une mélancolie sombre et farouche, et aux autres, par les symptômes d'une frénésie enragée.

Il est vrai que, par ce que vous nous avez appris des aventures de votre vie, vous n'avez point lieu de vous louer des faveurs de la fortune: il est encore vrai que tout ce que vous avez souffert depuis quelques jours, est un rengrégement de maux capables d'ébranler la constance de l'homme le plus intrépide : enfin, il est vrai que nous ne sommes point sûrs de sortir jamais de ce désert affreux; mais ce qui est passé est passé; il n'y faut plus songer. Quant à l'avenir, nous avons des apparences plus consolantes que ces jours derniers : nous sommes arrivés dans un endroit où la terre commence à se couvrir d'herbes; où nous avons trouvé quelques lapins qui nous servent de nourriture, et où nous pouvons en découvrir d'autres; ainsi du reste, jusqu'à ce que le destin, las de nous poursuivre, nous conduise dans une contrée plus fertile.

Vous vous êtes vu, il y a quatre jours au bord d'un précipice affreux, et sa vue n'a fait sur vous que l'effet ordinaire qu'il fait sur les autres hommes: aujourd'hui, que vous commencez à vous en éloigner, il vous effraie d'une manière horrible, et vous courez vous y précipiter. Quelle inconséquence!

Notre mort est prochaine, ou elle est éloignée; si elle est prochaine, ce n'est point la peine de l'avansi elle est éloignée, nous avons encore le temps

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