Page images
PDF
EPUB

bannie de la terre, elle se trouverait réfugiée dans le cœur de Père Jean.

Comme il était fort tard lorsque le Juif eut fini de parler, ceux qui avaient appétit soupèrent, et les autres se couchèrent.

CHAPITRE VIII.

Diego revient de sa léthargie, et ne se ressouvient aucunement de son voyage en l'autre monde. Le beau temps étant arrivé, nous partons de l'endroit où l'hiver nous avait contraints de séjourner.

Le lendemain matin, l'Espagnol revint de sa léthargie; mais il ne se ressouvenait point d'un seul mot de tout ce qu'il avait conté la veille (1); ce qui donna lieu au Compère de disserter amplement sur les causes physiques de l'oubli des choses qui se passent dans notre imagination pendant les rêves et les délires.

Lorsque la dissertation du Compère fut finie, l'Anglais eut la complaisance de nous régaler à son tour de son histoire. Le jour suivant, l'Allemand et le Suédois firent la même chose : et ces histoires firent naître cent petites observations qui donnèrent lieu à quelques questions curieuses et intéressantes, dont la discussion occupa la société philosophique pen

(1) Ce qui est singulier, c'est que quels que propos que nous lui tinssions, par la suite, sur cet article, quelles que questions que nous lui fissions, il ne s'en ressouvint point davantage.

dant les trois mois que nous restâmes encore dans cet endroit. Mais comme ces histoires, ces observations, ces questions, sont trop longues à rapporter ici, je les réserve pour un autre ouvrage. En attendant, je passe à notre départ.

Le lecteur se souviendra que la tentative que nous avions faite avant l'hiver pour gagner Samarcand par la Tartarie orientale, avait été infructueuse (1): c'est pourquoi, lorsque le beau temps fut venu, le Compère résolut de diriger notre route au sud-est.

Après avoir marché environ quarante-cinq jours à travers des montagnes et des forêts immenses, abondantes en toutes sortes d'animaux, le pays devint moins fertile. Le Compère nous ayant averti que nous allions entrer dans le désert de Samoyed, nous songeâmes à l'avenir : nous fîmes une chasse qui nous procura environ six cents livres de viande, que nous fîmes sécher à la fumée; après quoi, nous entrâmes dans le désert, espérant d'y trouver quelques secours, qui, joints à notre viande, nous mettraient en état de le traverser sans craindre la faim.

Au bout de quelques jours de marche, nous ne rencontrâmes plus d'arbres ni de montagnes : la terre n'était plus qu'un sable rougeâtre, couvert de mousse sèche, et de quelques plantes de jonc-marin, différent de celui qui croît en Europe : l'on n'y voyait ni rivières, ni ruisseaux; toute l'eau qu'on pouvait

(1) Voyez page 13 de ce Volume.

trouver était une eau croupissante et verdâtre, contenue dans des étangs sans poissons : quant aux animaux, ce désert n'était peuplé que d'une espèce de belettes que nous rencontrions assez rarement; encore fallait-il être bien subtil pour en approcher d'assez près pour les tirer.

A mesure que nous avancions, le désert devenait plus sablonneux, plus sec, plus stérile, et les belettes plus rares. Quelques jours après, le soleil ne parut plus; nous nous trouvâmes désorientés; ce qui nous fit résoudre de séjourner en attendant qu'il reparût de nouveau ; mais au bout de dix jours d'attente, il n'y avait pas plus d'apparence qu'il se montrât que le premier instant de sa disparition. Comme nos provisions diminuaient, et que les belettes étaient devenues d'une rareté extrême, le Compère se détermina à nous conduire au hasard, espérant que nous rencontrerions quelque contrée plus fertile.

Ayant marché pendant trois semaines, le soleil ne paraissait point encore, et nos vivres tiraient à leur fin. Nous nous vimes réduits à deux livres de viande par jour, entre nous huit ; puis à une livre ; si bien qu'à la fin nous nous trouvâmes exténués de faim et de fatigue. Le Compère avait beau prêcher; ventre affamé n'a point d'oreilles : Père Jean avait beau nous encourager par sa constance et par sa fermeté, rien n'y faisait, le courage et la philosophie étaient à bout; Diego avait beau promettre d'aller à St.-Jacques, et de porter un cierge à nuestra

Segnora del Pillar; le Saint et la Segnora étaient sourds.

Enfin, nous n'avions plus de vivres; nous ne savions de quel côté tourner ; la mort s'offrait de toutes parts, lorsque tout-à-coup nous aperçûmes un horizon bordé d'arbres. Cette découverte nous rendit la vie : nous nous remîmes en marche; nous doublâmes le pas, nous arrivâmes, nous entrâmes dans une forêt de sapins assez éloignés les uns des autres ; mais rien ne nous indiqua que cet endroit fût plus abondant en vivres que celui que nous venions de quitter.

Pour le coup, l'espoir et les forces nous abandonnèrent tout-à-fait, nous ne pûmes aller plus loin. Le seul Père Jean tenait bon : ses forces n'étaient point encore affaiblies; son courage naturel était audessus de la fortune la plus cruelle, du sort le plus affreux; si quelque chose pouvait le toucher en ce moment, c'était l'état déplorable où il nous voyait réduits.

Quoiqu'il n'y eût point d'apparence de nous tirer de cet état, le révérend Père prit un fusil, de la poudre et des balles; il nous dit qu'il allait faire un dernier effort pour nous conserver la vie, et nous laissa. Le soir étant venu, et voyant qu'il n'arrivait point, nous nous trouvâmes plus désespérés, plus accablés que jamais. Le Compère, à l'imitation de Sénèque, voulait mourir en moralisant; mais personne ne l'écoutait plus. Diego même ne priait plus:

« PreviousContinue »