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CHAPITRE VI.

Changement de matière.

LORSQUE Père Jean eut fini de parler, nous crûmes que Diego allait continuer; mais nous fûmes bien étonnés de le voir étendu sur son grabat, et dans le même état qu'il était avant sa prétendue résurrection: il était rentré dans sa léthargie, sans que nous nous en fussions aperçus; parce qu'ayant les yeux fixés sur le révérend, tandis qu'il parlait, nous prêtions trop d'attention à ce qu'il disait, pour observer ce qui se passait sur le grabat de l'Espagnol.

Comme cet état nous alarma moins que la première fois qu'il y tomba, et que nous nous imaginâmes qu'il allait être d'une certaine durée, nous donnâmes carrière à l'envie de rire, que le récit de ce que nous venions d'entendre, nous avait causée. Mais l'Anglais garda son sérieux, et ne parut prendre aucune part à notre divertissement. Père Jean lui ayant demandé pourquoi il ne riait point avec nous? il répondit: Mon révérend, c'est que l'envie que j'en avais, a fait place à une réflexion qui m'est survenue sur la nature du délire de l'Espagnol; mais plus je m'enfonce dans cette réflexion, moins j'y vois clair. Je sais fort

bien que le délire vient d'un changement à la disposition du cerveau, occasioné par la trop grande agitation, et par l'extrême sensibilité des nerfs; mais je ne puis comprendre comment ces nerfs, ainsi agités, excitent l'imagination à concevoir une suite d'idées claires, distinctes, liées ensemble, en un mot, un raisonnement parfait, sans le secours de la raison, qui est le flambeau qui éclaire notre esprit dans l'état de veille et de santé ; c'est-à-dire, lorsque toutes les facultés de notre individu sont en équilibre. Pour moi je le conçois très-bien, dit le Compère, et voici comment : la formation et la nature des idées dépendent des différents mouvements, ou ébranlements, dont les fibres du cerveau se trouvent affectées, par les impressions que chacun de nos sens y transmet à sa manière, et la reproduction des idées vient de la reproduction des mêmes mouvements qui les ont occasionées; soit que cette dernière se fasse par l'impression réitérée des objets, ou par quelque cause extraordinaire, qui remue certain nombre de faisceaux de fibres appropriés à certain nombre d'idées. Je sais tout cela, dit l'Anglais. Tant mieux, reprit le Compère, vous en concevrez d'autant plus aisément le mécanisme des visions de Diego; et il ne faudra point que j'aie recours aux définitions, ni aux premiers éléments de la psychologie, pour me faire comprendre.

Le nombre, la liaison, la suite des idées que nous avons d'une chose, dont nous entendons parler,

s'impriment dans notre cerveau, en raison de la fréquence des répétitions, des réminiscences de cette chose, de même qu'en raison de l'intérêt que nous y prenons, et du tempérament des fibres destinées à recevoir les impressions de l'image de la chose. De-là la reproduction des idées, plus ou moins vives, d'une telle chose.

D'ailleurs, comme aucun faisceau des fibres de notre cerveau, n'est entièrement isolé, mais que tous sont liés les uns aux autres par un enchaînement naturel et nécessaire, et que les faisceaux les plus prochains, sont les organes destinés à transmettre à l'ame les idées qui se trouvent avoir le plus de liaison et de rapport, l'ébranlement d'un seul faisceau doit nécessairement se communiquer aux faisceaux avec lesquels il a le plus de connexité. De-là la reproduction d'une suite d'idées.

Comme toutes les fois que, hors de l'état de veille, les mouvements de la circulation, et autres qui en dérivent, occasionnent quelques impulsions qui se communiquent aux fibres sensibles qui ont été mues par les objets, l'ame se représente ces mêmes objets; et cette représentation est d'autant plus distincte, plus suivie, plus durable, que la propagation de l'ébranlement des fibres est moins troublée, moins interrompue.

L'Espagnol a entendu mille fois dans sa vie faire des descriptions plus ou moins ridicules et bizarres du paradis, de l'enfer, et du purgatoire ; la lecture des

Légendes, sa crédulité, ses réflexions continuelles, ont rappelé mille autres fois les mêmes contes; les fibres de son cerveau destinées à recevoir les impressions de ce genre, avaient naturellement toute la sensibilité, la souplesse et l'activité nécessaires aux sensations les plus vives; le temps, et le mouvement perpétuel de ces fibres, ont acquis à son ame la faculté de se représenter toutes ces choses comme s'il les avait sous les yeux. Il ne faut donc plus s'étonner, si, pendant son délire, les esprits animaux portés à la tête, auront mis en jeu les organes de son cerveau les plus disposés à être mus; et si, revenu de son état, il aura cru avoir fait véritablement le voyage dont il nous a fait le récit. Bravo, dit Vitulos; mais croyez-vous, monsieur le philosophe, que la mention que Diego a fait en passant de la cohésion de la terre, de l'impulsion, de l'attraction, de la mécanique des forces centrales, du système solaire, etc., dérive de l'ébranlement des faisceaux de fibres, contigus aux faisceaux destinés à la reproduction des idées du paradis, de l'enfer, et du purgatoire, qu'il a puisées des discours des dévots ou de la lecture des Légendes? Pourquoi non ? répondit le Compère comme l'Espagnol m'a entendu cent fois traiter de ces matières, il est apparent qu'en son particulier, il aura adapté ce qu'il en aura retenu aux chimères dont son imagination se repaît sans cesse. Par exemple, il est persuadé que l'enfer est situé au centre de la terre: or, en méditant sur la route qui

doit y conduire, il se sera représenté les différentes couches de terres, de pierres, et d'autres substances, dont j'aurai dit que la croûte du globe est composée en méditant sur la vitesse avec laquelle l'ame d'un réprouvé tombe en ce lieu, il y aura adapté quelques-uns de mes raisonnements sur la méca- › nique des forces centrales. Il s'ensuit de-là, que ces idées si différentes, et puisées dans des sources si éloignées, se seront trouvées réunies, et seront devenues des pièces propres à former dans son esprit un tableau parfait, toutes les fois que les fibres destinées à la reproduction des idées, se trouveront ébranlées dans l'ordre, la proportion, et la durée nécessaire à la formation d'un tel tableau.

Et la verrue du bout du nez de Lucifer, dit Père Jean à son neveu, sa simarre doublée de fer-blanc, sa couronne de buis, les Suisses de son palais, l'histoire de Charlemagne, de Sixte-Quint, du prélat Tongarini, etc., tout cela viendrait-il aussi du fruit des lectures de l'Espagnol, ou de tes discours sur ces matières ? Que cela vienne d'où il pourra, répondit le Compère, ce n'en sont pas moins des idées reproduites. Il existe certainement dans le cerveau de l'Espagnol un certain nombre de fibres qui ont été mues par la vue d'une verrue, d'une simarre, d'une feuille de fer blanc, de quelque machine de buis, etc.: or, si tandis que son esprit était occupé à contempler Lucifer, quelque impulsion intestine a ébranlé ces fibres, elles auront aussitôt reproduit les idées

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