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vu alors, vous étiez perdu sans ressource. Celui avec qui j'étais, est un nouveau venu, en présence duquel je me serais bien donné de garde de vous témoigner la moindre compassion. Tudieu! dans notre métier, il faut connaître son monde. Mais j'espère qu'avec le temps il prendra l'esprit du corps, et qu'il ne sera plus de trop, lorsque quelqu'un de nous voudra avoir pitié d'autrui.-Le Compère remercia très-affectueusement cet homme, et le régala de la bourde suivante.

Monsieur, par tout ce que vous venez de faire pour moi, je ne doute point que vous ne soyez l'homme du monde le plus propre et le plus digne d'apprendre un secret, duquel dépendent mon bonheur et ma vie.-Parlez, dit le sergent, vous vous confiez au silence même. Sachez donc, reprit le Compère, qu'après avoir été délivré des griffes de défunt votre exempt, par la méprise des amis du marquis de Barjolac, je pouvais m'enfuir de Paris, m'exempter du risque que j'ai couru, et des frayeurs continuelles que j'ai eues. Mais j'y suis retenu par des liens invincibles; l'amour m'attache à la jeune comtesse de Lassy, le seul objet de ma tendresse et de mes vœux. Cela se peut, dit le sergent; mais quoique vous me paraissiez avoir beaucoup de mérite, je trouve une terrible différence entre votre condition et celle de la comtesse de Lassy. - La différence n'est point si terrible que vous le croyez, reprit le Compère; tel que vous me voyez, je suis le

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fils et l'unique héritier du marquis de Gourgnac, un des meilleurs gentilshommes du Bas - Poitou, jouissant de plus de vingt mille livres de rente.

L'été dernier je vis, pour la première fois, mon aimable comtesse, chez une de ses tantes qui demeure dans notre voisinage; et dès ce moment je ne cessai de l'aimer. Pendant quatre mois qu'elle fut chez cette tante, j'eus le temps de lui faire connaître mon amour, et le bonheur de le voir payé du plus tendre retour. Enfin, après nous être juré une fidélité inviolable, elle partit; et pour comble d'infortune, mon père me déclara, le même jour, que j'eusse à épouser la fille du baron de Hochepot, notre voisin. La proximité des biens, certains intérêts de famille, la liaison étroite qu'il y avait entre mon père et le baron, furent les raisons suffisantes pour conclure ce mariage à l'insu des parties les plus intéressées, c'est-à-dire, de la baronne et de moi. Comme mon père n'est point de ces gens à contredire, qu'il est vif, emporté, hargneux, bourru, ivrogne, orgueilleux, tracassier, absolu, tel, en un mot, que la plupart de ces gentilshommes sans éducation, qui n'ont d'autre qualité que celle de jurer, chasser, se soûler, plaider, estropier leurs valets, battre leurs gardes, ruiner leurs fermiers, faire enrager madame, engrosser ses femmes, et tyranniser leurs familles, je ne m'avisai pas de faire le revêche. Je suppose que, dans cette occasion, la baronne ne la fit pas non plus : outre qu'on n la disait amoureuse

comme une chatte, je ne lui étais point indifférent. Mais qui aurait pu abandonner l'adorable Lassy! et quelle différence, grands dieux ! entre l'objet dont mon cœur avait fait choix, et celle qu'on me destinait! Ma chère Lassy est le chef-d'œuvre le plus parfait de la nature; et la baronne était borgne, chassieuse, bossue, tortue, boiteuse, lunatique, puante, maussade, et pour surcroît, elle avait le clitoris fait comme un cornichon, c'est-à-dire, que ma future était hermaphrodite. Quand même je n'eusse point aimé la comtesse, et que la baronne eût été une personne accomplie, l'article du clitoris m'aurait entièrement révolté. Cependant, mon père ne m'eût point si tot signifié sa volonté suprême, que je m'écriai, en me jetant à ses pieds : O, mon très-honoré père, béni soit l'heureux moment qui me procure l'occasion de vous prouver mon respect et mon obéissance! Quoique j'aie senti de tout temps une secrète aversion pour le mariage, je vous fais un sacrifice de mon inclination, et j'épouse la baronne tout-à-l'heure, s'il le faut. Mon père, pénétré de joie, m'embrassa pour la première fois de sa vie, et courut sur le champ chez le baron, pour convenir du jour de la cérémonie.

Le bon homme ne fut pas à une portée de fusil de la maison, que j'enfonçai la porte de son cabinet, et lui enlevai un sac de mille écus, qui était sur son bureau. Après quoi, je montai sur un cheval, que je laissai à la première poste, et j'arrivai à Paris,

où je me cachai si bien, que quelques recherches que l'on fit, l'on ne put me découvrir.

Mon premier soin, après mon arrivée en cette ville, fut de donner de mes nouvelles à ma comtesse, et de concerter les moyens de nous voir; ce qu'une de ses femmes et un laquais nous facilitèrent. Trois mois après, j'appris que mon père était tombé dans une paralysie incurable, que le baron était devenu fou, et que la fille était morte d'un mal de

rate.

Malgré un changement si favorable, je n'osai retourner en Poitou, ni faire tenter d'obtenir mon pardon. Le marquis de Gourgnac est un homme terrible et inexorable. Ce n'est que par sa mort que je puis trouver un remède à ma situation, et me voir en état de donner la main à la comtesse de Lassy.

Je vous ai dit, continua le Compère, que j'avais apporté un sac de mille écus à Paris. Mais cette somme n'étant point assez considérable pour me faire subsister long-temps; ignorant d'ailleurs le moment où il plaira à mon père de partir de ce monde, je pris le parti de subvenir à ma dépense en me faisant auteur. Comme je n'ai ni assez de talent, ni assez d'érudition pour entreprendre un ouvrage savant, utile et sensé; qu'au reste, cette sorte de besogne est très-longue; que, grace à l'esprit du siècle les libelles et la satire sont aujourd'hui les livres à la mode, les mieux payés, et qu'enfinj'ai l'esprit naturellement caustique, je me mis à faire Dulaurens.-Tome I.

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quelques petites pièces, qui me rapportèrent beaucoup d'argent, mais qui m'attirèrent aussi la disgrace que vous savez. Voilà mon état; et ma résolution est de m'y tenir; surtout, Ô mon bienfaiteur! s'il vous plaisait m'indiquer les moyens de pouvoir demeurer en cette ville, et d'écrire en dépit de la police et de ses recherches. Si cela se peut faire, je vous promets vingt pistoles par mois, dont voici le premier d'avance.

Le sergent, non moins surpris et enchanté de la générosité du Compère, que de sa franchise et de sa confiance, s'écria: Ah! mon cher marquis! je n'y puis tenir. Oui : je ne me borne pas au petit service que je viens de vous rendre; je réponds, sur ma tête, du moindre trouble qui pourra vous arriver dorénavant. Je parlerai à qui il appartient (1); et dès demain vous pourrez courir impunément toutes les rues de Paris, moyennant qne vous endossiez une soutane, et que vous preniez le petit collet pour vous déguiser. Non content de cela, pour peu que votre père tarde à partir de ce monde, je me fais fort de vous faire épouser la comtesse de Lassy, en attendant qu'il meure. Je connais ici quelques prêtres de mes amis, qui vous marieront à fort bon

(1) J'ai réfléchi cent fois sur ces paroles du sergent : « Je parlerai à qui il appartient, etc.; » j'avoue que je n'ai jamais pu deviner à qui l'on pourrait parler à Paris pour faire impunément des libelles et des observations sur le gouvernement.

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