Page images
PDF
EPUB

ponts, les écluses, etc.; tantôt une grêle affreuse hache en pièces les arbres, les vignes, les moissons, et écrase jusqu'aux hommes et aux animaux : d'un autre côté, ce sont des incendies qui consument des cités entières; des tremblements de terre, qui bouleversent des royaumes; des volcans de soufre et de feu, qui embrasent des provinces ; des guerres sanglantes qui ruinent et désolent les plus belles parties du monde; des pestes horribles qui ravagent perpétuellement quelques contrées de la terre: joignez à cela un poison cruel répandu dans l'air, qui, depuis quelque temps, fait périr les bestiaux; un venin subtil, qui, répandu dans le sang de la moitié des hommes, attaque l'espèce humaine jusques dans les sources de la génération : ajoutez encore les médecins, les charlatans avec leurs sachets anti-apoplectiques, leurs poudres, leurs baumes, leurs pilules, leurs teintures stomachiques; puis les avocats et les procureurs, qui trompent et ruinent les plaideurs ; les financiers qui sucent le sang du peuple; les riches qui foulent aux pieds les pauvres, et qui se méprisent, ou se haïssent les uns les autres; item, le froid, le chaud, la misère et mille autres maux, qui nous assiégent sans cesse le corps et l'ame que l'on dise alors qu'il n'y a point de sorciers, et que le règne de Satan ne commence pas à prendre le dessus sur celui du Seigneur. O temps ! ô mœurs! ô monde malheureux, ensorcelé et corrompu.

Il faut avouer, dit le Compère, que ce vieillard est un insupportable bavard : où peut-il avoir pêché cet impertinent discours? Je n'aurais assurément point eu la patience de l'entendre jusqu'à la fin, si je n'eusse observé, parmi les sottises qu'il débitait, certain ordre des choses, qui m'a beaucoup plu. En effet, si quelqu'un avait à faire un traité suivi, raisonné, doctrinal de toutes les sciences que l'homme peut désirer de savoir, je lui conseillerais de suivre ee plan pour former le système figuré des connaissances humaines, qu'il devrait mettre à la tête de son ouvrage. Mais, pour peu qu'il entrât de philosophie dans ce traité suivi, raisonné, doctrinal, de toutes les sciences, il ne serait point praticable; les vrais dévots s'en scandaliseraient; les hypocrites crieraient à l'athée, au philosophe; les ministres, les courtisans, et ceux qui ont intérêt que le peuple demeure simple et sot, crieraient au raisonneur, au mutin, au mauvais citoyen; et l'auteur en serait quitte à bon marché, si, après avoir vu supprimer ou brûler son livre, on lui laissait la liberté de s'aller jeter dans la rivière, la tête la première. Tel est le génie de ma chère nation. Un vieillard à demi-timbré, s'est enfermé, pendant cinquante-deux ans, dans un grenier. pour éviter les importunités des sots, la persécution des méchants, et pour écrire en liberté. Que doit donc faire un homme qui a son bon sens? O temps ! mœurs !.. ô divine Philosophie! dans quel coin de la terre êtes-vous retirée ?

CHAPITRE VI.

Le Compère Mathieu se répand dans le monde. Persécution qu'il essuie. Autre persécution. Désespoir de Diego. Son triomphe.

J'AI dit, dans le chapitre précédent, que le Compère Mathieu était aux gages d'un libraire : mais comme ces gages suffisaient à peine pour la dépense du ménage et notre entretien, et que les ducs et les marquis vivaient en bonne intelligence, le Compère, qui commençait à être connu dans la république des lettres, travailla pour son compte, et débuta par un chef-d'œuvre : ce fut son Traité de Cracologie.

Comme il connaissait l'ignorance des quatre-vingtdix-neuf centièmes des libraires, qui ne savent point apprécier les choses, et l'injustice et l'avidité du reste, qui, sachant connaître le mérite d'un ouvrage, ne le paient point sa valeur, il fit vendre son livre à un de ces messieurs, le vendit lui-même à un autre, auquel il l'escroqua ensuite, pour le revendre à un troisième. Il arriva de-là que les trois libraires crièrent haro sur le Compère Mathieu ; que celui-ci, comme philosophe, en rit, et que le Traité de Cracologie fut vendu ce qu'il valait.

Un si heureux début ne tenta point le Compère de

se remettre auteur à gages. Il continua de travailler pour son compte; et malgré la prudence de messieurs de la librairie, il trouva toujours le moyen de se faire bien payer de ses ouvrages : ce qui le mit en état de prendre un quartier dans le voisinage de notre hôte le vinaigrier, et de créer deux nouvelles charges en faveur de Diego et moi. Celle de laquais, fut le lot de l'Espagnol, celle de valet de chambre-secrétaire, fut le mien.

Il s'en fallait beaucoup que la philosophie eût rendu le Compère misanthrope, sournois, bourru, fantasque, et tel que certains philosophes le sont. Au contraire, il était enjoué, poli, ouvert et gracieux. Ces belles qualités, jointes à une figure très-avantageuse, le faisaient désirer et rechercher dans les cercles les plus distingués de Paris. Mais cela ne dura qu'un temps. Il éprouva bientôt que l'inconstance et l'ingratitude sont le propre des grands.

Il avait composé, chanté, publié quelques couplets un peu caustiques (et cela le plus innocemment du monde) contre quelques personnes de condition, desquelles il éprouvait journellement les bontés. Ces personnes, piquées de cette bagatelle, s'avisèrent de décrier le pauvre Compère, comme un esprit méchant et dangereux, en un mot, comme un monstre et comme une peste dans la société.

Le Compère Mathieu avait l'esprit trop bien fait pour se formaliser de l'injustice et de la lâcheté de ce procédé. Il savait que le vrai mérite et la philo

sophie, furent de tous temps en butte à la malignité. Il se contenta de renoncer à tout commerce avec les hommes, et de ne s'occuper désormais qu'à écrire.

En conséquence de cette résolution, il ne sortait plus; il travaillait sans relâche. Pour toute récréation, il s'amusait de temps en temps à faire quelques légères observations sur le gouvernement; lorsqu'il y en avait un cahier, Diego allait le vendre à un libraire honnête et discret. Cela servait aux menues dépenses du ménage.

Nous jouissions d'une tranquillité digne d'être enviée, lorsqu'un soir l'enfer suscita un exempt, deux sergents, trois recors et six pousse-cul, qui vinrent enlever mon pauvre Compère, ses papiers, ses effets, et l'heureuse cassette qui contenait toute notre ressource et notre espoir.

Lorsque ces scélérats furent partis, je dis à l'Espagnol, que cet événement avait pétrifié : Eh bien ! seigneur Diego, voici bien une autre affaire que la rencontre du chebec Algérien ?— Ah! les malheureux ! s'écria-t-il, de venir ainsi enlever mon maître, le plus grand, le plus profond, le plus sublime et le plus honnète des philosophes de la terre! ah! les barbares de nous laisser sans un sou !.... Le révérend Père Jean de Siguença le disait bien un jour dans son sermon sur l'enlèvement du prophète Élie, l'on avait substitué la rapine au désintéressement, et la violence à la charité. Ah! Père Jean de Siguença, où êtes-vous? que n'étiez vous ici pour

que

« PreviousContinue »