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La seconde méditation avait déjà dure quelque temps, et aucune idée ne venait, lorsqu'un Savoyard vint dire au Compère Mathieu de le suivre à l'instant pour affaire importante.

L'Allobroge conduisit le Compère chez le marquis de Barjolac. Après avoir attendu quelque temps dans une antichambre, où trois grands laquais s'occupaient à disputer sur le mérite de la Sémiramis de Voltaire et du Catilina de Crébillon, il fut introduit. Il trouva le marquis occupé à se noircir les sourcils, à mettre son rouge, et à se parfumer les aisselles et les génitoires : cette besogne étant finie, son valet de chambre lui chaussa une paire de souliers à talons rouges, dont l'entrée était bordée de canepin blanc ; il acheva de l'habiller; il lui ceignit une épée dont la lame était de buis, pour que son poids fatiguât moins; et puis s'en alla. Lorsque le Compère et le marquis furent seuls, ce dernier se jeta dans un fauteuil, se mit à mâcher quelques pastilles, prit de trois sortes de tabac dans la même tabatière, toussa d'un petit ton enfantin, se moucha dans un mouchoir de soie blanche, s'essuya avec un autre couleur de rose, se leva, se mira, se rengorgea, fit une pirouette sur le talon, et dit au Compère : l'ami, je sais que tu fais de très-jolis vers; je te prie de me faire, en payant, une satire des plus sanglantes contre le duc de Bracastron. C'est un fat qui a osé me contredire chez la marquise de Grand-Chien ; qui m'a desservi chez le ministre ; qui Dulaurens.-Tome I.

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ne cesse d'affecter publiquement à mon égard un air de mépris qui m'outrage, et duquel il faut que je tire une vengeance complète. - Monseigneur, dit le Compère, le procédé du duc de Bracastron est injuste. Mais il me semble d'avoir lu dans Hérodote d'Halicarnasse, liv. vIII, chap. des Querelles entre les ducs et les marquis, que de son temps les gens de votre sorte opposaient leur épée à l'insulte, et non pas un libelle: nos preux et vaillants chevaliers en ont fait de même : cet usage se pratique encore aujourd'hui en semblable occasion: pourquoi ne vous y conformez-vous pas? - Que le ciel m'en préserve! s'écria le marquis de Barjolac: cela peut convenir à quelque gentillâtre de Basse-Bretagne, ou du BasPoitou; mais à un homme de ma condition? fi ! il n'y a rien de plus roturier que de se battre. D'ailleurs, le duc est un spadassin à culbuter son ennemi du premier coup de lame, et à ne se faire aucun scrupule d'ôter la vie au dernier rejeton de l'illustre race des Barjolacs, dont les ancêtres, tant mâles que femelles, ont rendu de si importants services à nos souverains. Au reste, il est l'offenseur, je suis l'offense; qui de nous deux doit être puni? Ces raisons-là sont admirables, reprit le Compère; mais comment voulez-vous que je fasse une satire contre le duc de Bracastron? je ne lui connais d'autre défaut que celui d'être votre ennemi, Ma vengeance et mon courroux t'inspireront, repartit le courageux marquis, j'irai te voir: en attendant, pense, rêve, ima

gine, use du privilége de la poésie, aie recours à la fiction. Tiens, voilà dix louis, à compte de la somme que je te destine, si tu réussis à mon gré: juge de ma générosité par mon ressentiment. Adieu.

Le Compère Mathieu étant revenu au logis, se mit à écrire, écrivit le reste de la journée, écrivit toute la nuit, écrivit une partie de la matinée du lendemain, et venait enfin d'écrire la satire, lorsque le marquis de Barjolac arriva.--Quoi! s'écria-t-il en entrant, le libelle déjà fini !donne vite, mon cher, que je le lise.... Tout part de source! je n'aurais pu mieux t'inspirer. Sans doute que le duc t'a fait aussi quelque outrage; car il n'y a que la rage et la vengeance qui puissent t'avoir dicté cet abominable libelle. Point du tout, Monseigneur, répondit le Compère, le désir de vous servir, certaine inclination que la nature m'a donnée à cette sorte d'ouvrage, et les dix louis que j'ai reçus hier de votre main généreuse, furent mon Apollon, et le seront toutes les fois qu'il plaira à votre grandeur de se servir de moi, pour tirer une vengeance glorieuse et complète de ses ennemis.-Le marquis enchanté, donna trente autres louis au poète, et emporta le libelle, qui se multiplia tellement, qu'en moins de vingt-quatre heures, tous les cercles de Paris en furent inondés ; en moins de trente-six heures, il fut imprimé avec des notes et des augmentations; et en moins de trois jours, le duc de Bracastron était devenu d'un ridicule si étrange aux yeux des trois quarts de ce qu'on appelle

le grand monde, qu'il se serait caché pour dix ans, s'il eût eu le cœur aussi bien placé que son illustre ennemi.

Hé bien, seigneur Diego, dis-je à l'Espagnol, après cette aventure, vous semble-t-il que Saint Dominique eût rempli si abondamment notre attente et en si peu de temps, que le marquis de Barjolac ?-Qui vous a dit, répondit-il, que le bon saint n'y a point contribué en faveur de la pieuse intention que j'avais eue de nous adresser à lui? j'en suis tellement convaincu, qu'en reconnaissance d'un tel bienfait, je vais de ce pas faire allumer un cierge de deux livres devant son image.-En finissant ces mots, il partit, et ne revint qu'après avoir exécuté sa promesse.

CHAPITRE V.

Continuation de notre séjour à Paris. Vision de Diego.

J'AI dit que nous étions logés au cinquième étage. Mais les quarante louis du marquis de Barjolac nous firent descendre au second; et au lieu d'un cabinet où il n'y avait qu'un lit, nous louâmes deux chambres où il y en avait trois.

Depuis la composition du libelle, l'occupation journalière du Compère Mathieu était de travailler pour un libraire, aux gages duquel il était. Quant à l'Espagnol et moi, notre besogne consistait à copier divers passages dans les auteurs que le Compère nous indiquait; à faire les commissions, la cuisine et le tracas du ménage.

Un soir que l'Espagnol était sorti pour chercher quelque assaisonnement qui manquait à une tête de mouton que nous avions pour souper, il rentra en poussant des hurlements épouvantables. -Sainte Marie Alacoque! s'écria-t-il, en se jetant sur le plancher de la chambre, je suis mort.... Confession! je n'en puis plus..... j'ai vu........... ah! mes compagnons ! j'ai vu..... Que diable as tu vu? dit le Compère. Ah! continua Diego, je viens d'avoir une vision

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