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qu'il faudrait que Monsieur Saint Jacques fût bien fin pour vous empêcher de crever comme un misérable, devenu en horreur à vous-même et à tous ceux qui approcheraient de vous. Bienheureuse Vierge Marie! s'écria l'Espagnol, quelle abominable litanie venez-vous de débiter! Saint Polycarpe ! secourezmoi, ou je deviens Manichéen. Je défie la guerre, la peste et la famine de réunir tant de maux à-la-fois.

Ah, monsieur ! pour peu que ce poison infernal étende ses ravages sur la terre, c'est fait de nous, c'est fait de l'espèce humaine; l'Antéchrist va paraître; Élie et Énoch vont revenir; les sept trompettes vont sonner; les visions de Saint Jean vont s'accomplir, et le monde va finir. Est-il possible que la Supérieure d'un couvent de filles, qu'une personne consacrée au service du Seigneur, m'ait fait un présent si exécrable! ô créature maudite! que n'es-tu... Non; vivez, adorable citadine : hélas ! si vous n'eussiez reçu ce poison de personne, vous re me l'auriez pas communiqué. Ah, monsieur! mon cher monsieur! je vous conjure, par les entrailles de votre ange gardien, de me délivrer au plus tôt de ce condylome infernal; ou je me désespère comme Judas; je me pends au premier arbre, et les boyaux me sortiront du corps de frayeur et d'angoisse. Apaisez-vous, seigneur Diego, dit le Compère; je vous jure, sur mon honneur, que je vous guérirai entièrement : mais parlons d'autre chose.

Vous me paraissez un homme qui avez vu le monde,

et qui, par les diverses aventures de votre vie, devez avoir acquis beaucoup d'expérience en toutes choses. Je cherche à former certaine petite société..... attachez-vous à moi, vous ne vous en repentirez pas. -Ah! très-volontiers, répondit l'Espagnol : que Saint Arnaud me préserve de refuser une telle offre dans un moment où je ne sais que devenir! Au reste, je vais vous avoir de si grandes obligations, par l'extirpation de mon condylome, et par l'expulsion du virus qui me mine et me tourmente, que je croirais être le plus ingrat de tous les hommes, si je ne m'abandonnais sans réserve à tout ce que vous exigez de moi. Fort bien, dit le Compère, j'aime les personnes naïves et reconnaissantes. Dès ce moment je vous reçois dans l'illustre et respectable corps des Philosophes, ainsi que mon Compère Jérôme que voici, lequel sera désormais votre intime et votre ami de cœur. Vous savez, dis-je au Compère, que je ne suis qu'un sot, et que vous ne ferez de moi qu'un très-mince sujet. Je sais fort bien, dit le Compère, que tu n'as pas inventé la poudre : mais tu as toujours assez d'esprit pour devenir un jour un philosophe du cinquième ou sixième ordre ; car il y en a de tous les étages. Suivez l'un et l'autre mon exemple; mes actions seront vos leçons. Pour moi, dit Diego, je me sens très-disposé à philosopher, moyennant qu'il n'y ait point d'hérésie; que j'aie le loisir de réciter mon rosaire; qu'on ne coure aucun risque d'être pris par le diable, ni de mou

rir sans confession. Pour de l'hérésie, reprit le Compère, je proteste qu'il n'y en a point: il est vrai que les philosophes ne vont pas toujours à la messe ; mais la bonne volonté est réputée pour le fait, et il n'y a point d'exemple qu'aucun d'eux ait été pris par le diable : quant à votre rosaire, il vous sera libre de le réciter aussi souvent que l'envie vous en prendra. Au reste, continua-t-il, comme la philosophie est une science dont les principes ne sont point encore bien développés ; qu'il n'y a que le temps et l'usage qui puissent en procurer une parfaite connaissance, ne vous étonnez pas de me voir souvent parler et agir inconséquemment : c'est le propre des philosophes. Ce qui vous paraîtra une contradiction en moi, sera une marque infaillible d'un nouveau degré de connaissance que j'aurai acquis.-En finissant ces mots, le Compère se leva, nous reprîmes notre route, et trois jours après nous arrivâmes à Paris.

CHAPITRE IV.

Arrivée du Compère Mathieu à Paris, et son établissement en cette ville.

ÉTANT arrivés à Paris, le Compère loua un cabinet au cinquième, chez un vinaigrier de la rue de la Harpe. Comme il n'y avait qu'un lit, deux d'entre nous couchaient dedans, et l'autre dessous.

Les premiers jours de notre arrivée, le Compère (je ne sais par quel secret) décondylomisa l'Espagnol, ainsi qu'il le lui avait promis. Étonné du succès, je m'écriai: Tenons-nous-en-là, Compère! nous sommes dans une ville où le talent admirable que vous venez de faire paraître, ne peut manquer de nous combler de richesses et de gloire.-Tu te trompes, mon cher Jérôme, dit le Compère; quand mêine j'aurais décondylomisé et dévérolisé tous les moines, les nymphes, les laquais et les petits-maîtres de Paris, les Mercuro-bol-asinos l'emporteraient encore sur moi il suffit que ma méthode ne soit point la méthode reçue, pour que je sois contredit, démenti, hué, berné, sifflé, persécuté, et peut-être lapidé. Au reste, ajouta-t-il, ce n'est point à cette sorte de gloire que j'aspire : c'est à celle de la philosophie sublime et transcendante, que je veux at

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teindre; c'est-là que je veux borner mon ambition et mes travaux.

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y avait déjà trois mois que nous étions à Paris, et Diego avait employé ce temps-là à nous faire connaître les rues, les carrefours, les quartiers, ainsi que les temples sacrés et profanes de cette ville, lorsque nous nous aperçûmes que les eaux baissaient extraordinairement chez nous : il ne nous restait plus que dix écus. Ce qui m'ayant alarmé, je demandai au Compère quelle ressource il avait à opposer à la misère qui allait nous accabler. Je ne le sais point trop, me répondit-il.-Hé bien, repris-je, que chacun de nous emploie quelques moments à réfléchir sur quelque moyen propre à nous tirer d'affaire : le premier qui en aura trouvé un convenable, le proposera ; et après l'examen l'on agira en conséquence. A ces mots succéda un profond silence.

Il y avait quelques minutes que la méditation durait, lorsque Diego se leva tout-à-coup, et s'écria: Mes amis ! consolons-nous : le ciel m'inspire un expédient. Il nous reste dix écus; portons les chez les Jacobins, pour qu'ils prient Saint Dominique de nous tirer d'embarras. C'est fort bien pensé, dis-je à Diego; mais si Saint Dominique s'avisait d'être six mois sans nous secourir, comme ont fait les bonnes ames de Rome à ton égard, que deviendrions-nous pendant ce temps-là?- Ma foi, je n'y songeais pas, répondit-il... Méditons done, ajouta-t-il.

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