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fixé au lendemain, nous étions bien fâchés de ne pouvoir profiter de sa politesse, et nous primes congé de lui.

Lorsque nous fûmes sortis, Vitulos demanda au Compère ce qu'il pensait de cet homme-là? Je pense, répondit le Compère, que pour un amateur, il est doux, poli et passablement raisonnable; mais pour ces deux autres animaux, ce sont des ignorants, des entêtés, des diables incarnés.

Nous partîmes le lendemain matin pour Leyde. On nous apprit en arrivant, qu'il y avait en cette ville, un savant du premier ordre, qui possédait un cabinet d'histoire naturelle des plus complets. Étant allés chez ce savant, il nous fit voir une collection très-nombreuse et très-recherchée de terres, de mines, de fossiles, de minéraux, de métaux, de pierres et autres substances terrestres ; ainsi qu'une prodigieuse quantité d'oiseaux, de poissons, d'insectes, de reptiles, les uns vivants, les autres desséchés ou conservés dans des liqueurs, etc. Indépendamment de tout cela, cet homme avait un grand jardin et deux serres spacieuses, remplies d'arbrisseaux et de plantes rares: au bout de ce jardin, il y avait trois ou quatre appartements contenant une infinité d'instruments et de machines pour les expériences physiques et mathématiques.

Lorsque nous eûmes considéré toutes ces choses, le Compère Mathieu demanda à ce savant s'il n'avait point aussi quelque collection de tableaux, do

dessins, d'estampes, et de livres? -- Vous venez de voir, répondit-il, mes livres, mes estampes, mes tableaux et mes dessins. L'univers m'offre un spectacle continuel dans lequel j'admire tous les jours l'invention la plus sublime, la composition la plus sage, l'ordonnance la plus riche, les objets les plus frappants, les plus variés. C'est par l'usage ou la contemplation de toutes les choses que vous venez de voir chez moi, que je lis sans cesse dans le grand livre de la nature, dans lequel je rencontre des faits, des raisons, des rapports, dont on ne voit presque aucune trace dans tout ce que les plus fameux philosophes ont écrit. — Il me paraît, dit Vitulos, que, selon le goût et les sentiments où vous êtes, les tableaux de toutes les espèces ne vous manquent pas; mais il n'en est point de même des livres. La précieuse collection que vous possédez de tant de productions différentes; vos machines, vos instruments, peuvent vous former une bibliothèque d'histoire naturelle et physique ; mais rien de tout cela ne vous tient lieu des livres de théologie, de morale, d'histoire et de poésie. Je rencontre dans toutes les recherches et les expériences que je fais, répondit le savant, dans tout ce que j'examine et considère, soit au-dehors de moi-même, soit au-dedans, une main toute-puissante, une main sage, intelligente, bienfaisante; et cette main est celle de l'Éternel. A la vue de la toute-puissance, de la bonté de cet Être su prême, mon ame s'élève jusqu'au pied de son trône,

où elle s'anéantit dans des sentiments d'admiration, de respect, d'amour, et de reconnaissance. Voilà les traités de théologie dans lesquels j'apprends à connaître Dieu, et à lui rendre le culte qui lui est dû. Quant à la morale, je ne possède qu'un livre qui en traite, et ce livre est mon cœur. Toutes les fois que je rentre en moi-même, j'y lis ces mots, que le Souverain Législateur de l'univers y a tracés : Tends sans cesse à la perfection, et cherche ton bonheur. Il résulte de ce peu de paroles, bien entendues, la règle entière de mes devoirs envers moi-même et envers les autres.

L'histoire des empires, des royaumes, des différents peuples qui ont existé depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, m'est fort inutile.. Tous les événements des siècles passés se représentent journellement sur le théâtre du monde ; ce sont toujours les mêmes causes qui produisent les mêmes effets: il n'y a de différence que dans le temps, les circonstances, les lieux de la scène et les acteurs.

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Je ne possède aucuns poètes, soit anciens, soit modernes je n'ai besoin ni de ces images vraies ou fausses que nous présente la poésie, ni de l'harmonié des vers, pour toucher mon ame et échauffer mon imagination. La contemplation de tout ce qui m'environne est infiniment au-dessus de la lecture du meilleure poëme qui ait jamais paru.

Monsieur, dit le Compère, tout ce que vous venez de nous dire est admirable; mais que pensezvous de la religion et des lois en général, de l'into-

lérance des méchants, et des préjugés des sots? Je vous ai dit, répondit le savant, que Dieu avait gravé au fond de mon cœur : Tends sans cesse à la perfection, et cherche ton bonheur. Comme cet homme paraissait n'avoir point d'autres raisons à nous donner, le Compère ne le questionna pas davantage.

Lorsque nous fùmes sortis, Vitulos dit : Voilà encore une singulière espèce de visionnaire : cet homme a vu tout, sait tout, et ne nous a rien appris. Il vient de nous débiter, avec emphase, une espèce de formule qu'il a débitée hier à d'autres, qu'il débitera demain encore à d'autres, et qui ne signifie rien. On lui fait une question à laquelle un enfant de dix ans pourrait répondre, et il élude cette question par un quolibet. Cela nous apprend, dit le Compère, qu'il n'y a rien de si aisé à acquérir aujourd'hui qu'un grand nom, mais un grand nom ne fait point un grand homme. Pour parvenir à ce point de philosophie, auquel nous avons atteint, mon cher Vitulos, il faut autre chose que des cabinets de curiosités, qu'une gravité catonienne, et que la ridicule manie de ne s'exprimer que par hyperboles, à la manière des inspirés.

Le Compère et Vitulos tinrent encore plusieurs propos sur cette matière, qu'il est inutile de rapporter. Tout ce que j'ai à dire est, qu'après avoir dîné à Leyde, nous continuâmes notre route, et nous arrivàmes le soir à Amsterdam.

CHAPITRE XV.

L'Espagnol veut épouser deux femmes à-la-fois. Père Jean le dissuade de faire une telle folie. En conséquence, Diego fait une exhortation chrétienne et pathétique à ses deux prétendues, et les abandonne pour nous suivre.

A NOTRE arrivée au logis, nous trouvâmes Père Jean qui dormait à côté d'un broc de vin, et Diego couché entre les deux donzelles que le Juif leur avait procurées. Aussitôt que l'Espagnol nous eut aperçus, il sauta tout nu en bas du lit, et dit en se jetant au cou du Compère : Ah, mon cher maître, vous me trouvez occupé à faire un miracle. Le vénérable Père Jean, que voilà qui dort, a retiré autrefois le corps d'une religieuse des griffes de Satan qui la tourmentait, et moi, je vais retirer des pattes de Béelzébuth, ces pauvres petites filles que voici, cachées sous cette couverture. Au moment que vous êtes arrivés, je leur peignais le concubinage où elles sont plongées, comme un état dans lequel il était très-difficile de faire son salut. Je leur proposais les exemples de la Magdelaine et de Sainte Marie Égyptienne, qui, après avoir passé la fleur de

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