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-Non, répondit le malade, d'une voix languissante. -Ne l'écoutez pas, dis-je aussitôt au prêtre, je réponds de lui sur cet article. Bagatelle que cela, répliqua le curé, ce n'est point là l'essentiel... Mon ami, continua-t-il acceptez-vous la constitution? - Le Compère, au lieu de répondre, commença à grincer les dents; ses yeux devinrent furieux et étincelants; toutes les veines de son corps se gonflèrent; l'écume lui sortit de la bouche avec abondance; ce qui effraya le pasteur pour un moment : puis le zèle de ce prêtre se ranimant, il réitéra la même question. Mais le Compère, dont le transport était parvenu à son période, sauta de son lit, empoigna le constitutionnaire par la gorge, et allait l'étrangler, sans mon secours et celui du médecin, qui de sa vie n'avait vu un pareil délire. Au bruit de cette scène, l'hôte et trois vigoureux compagnons montèrent, saisirent le malade, et l'attachèrent sur son lit. Pendant ce temps-là, le curé se sauva, le médecin le suivit ; et moi je demeurai pour avoir la consolation de voir dès ce moment le mal de mon pauvre Compère diminuer ; de façon, qu'en quatre jours il fut en état de continuer sa route.

En sept jours et demi nous nous rendîmes à Domfront. Nous étions près d'y entrer, lorsque nous rencontrâmes le barbier de la ville, qui allait saigner les bœufs d'un fermier des environs. Cet homme, qui nous connaissait, nous apprit que le père du Compère Mathieu et le mien étaient morts la veille.

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A cette triste nouvelle je ne pus m'empêcher de verser un torrent de larmes. Mon pauvre père! m'écriai-je, qui m'avez donné la vie, qui m'avez aimé, nourri, élevé, faut-il que je vous perde pour jamais!... Quoi! dis-je au Compère, tu ne pleures pas ! et la nature... - La nature est une sotte, interrompit-il brusquement, je laisse la faiblesse de pleurer aux femmes et à ceux qui, comme toi, sont infatués du préjugé de la reconnaissance envers leurs parents (1). Écoute: penses-tu que quand l'envie prit à Guillot, ton père, d'accoler Perrine, ta mère, il eût grande envie de procurer la vie à son fils Jérôme, dont il n'avait pas la moindre idée? Crois-moi, si nos pères nous ont faits, ils en ont eu le plaisir (2): s'ils nous ont élevés, nourris, ils nous ont rendu ce que leurs parents leur avaient prêté. Au reste, as-tu jamais vu un mouton (3) pleurer la mort de son père le bélier, ou de sa mère la brebis? pauvre Jérôme ! tu ne seras jamais qu'un bénêt. Comme pendant les neuf années que j'avais étudié, je n'avais pu monter qu'en troisième, que le Compère Mathieu avait appris tout ce qui se peut apprendre dans un collége, · et bien des choses en sus, je dis en moi-même : je ne suis qu'un ignorant, la nature a tort et le Compère a raison.

(1) Voyez Les Mours, p. 49 et suiv. (2) Ibid.

(3) Ibid. et le Livre de l'Esprit.

Dulaurens.-- Tome I.

A propos, l'ami, dit le Compère au barbier, de quelle mort moururent donc nos pères ? Hélas! répondit cet homme, hier, vers les onze heures du matin étant sur la place, il leur prit un serrement de gosier, accompagné d'empêchement à la déglutition, d'engorgement dans les vaisseaux capillaires, de sifflements aux oreilles, de battements dans les artères temporales; à quoi succéda une suffocation funeste qui leur ôta la vie, malgré la précaution qu'on avait prise de les élever à plus de douze pieds de haut, afin qu'ils fussent moins gênés par la presse. -- Ha! j'entends, dit le Compère, Mortui sunt patres nostri morte philosophorum. Hé bien, continua-t-il, ne voilà-t-il pas encore un effet de la tyrannie des lois? O divine philosophie ! quand est-ce que ton flambeau éclairera les mortels! quand viendras-tu dissoudre les entraves où l'univers est plongé? O! mon père ! mon cher père! m'écriai-je, vous êtes mort, votre mort me prive de mon unique consolation et me déshonore à jamais aux yeux de tout le monde !. ô lois ! ô mœurs! ô raison! ô philosophie ! quand vous .accorderez-vous?

Lorsque nous fûmes entrés dans la ville, nous trouvâmes que la justice s'était accommodée du peu de bien des défunts. Étant naturel, selon moi, que ces biens nous revinssent, je réclamai celui de mon père; mais le procureur du roi, auquel je m'adressai à cet effet, me dit pour toute réponse : Damnatione bona publicantur, cùm vita adimi

tur (1). N'entendant rien à ce latin-là je le rapportai au Compère pour en avoir l'explication. Ce latin, me dit-il, signifie que quand Hercule vola les bœufs de Géryon, il ne fit qu'user du droit que la nature donne au plus fort sur le faible (2). Puis donc que nous n'avons plus rien ici, le plus court est que nous partions au plus tôt pour chercher fortune ailleurs.

(1) L.1, ff. de Bon. damn.

(2) Trasimon estimait qu'il n'y a point d'autre droit que celui du plus fort. Voy. les Essais de MONTAIGNE, tom. II, p. 391.—«Vous agisscz, disait Brennus aux plus déterminés brigands qui aient jamais paru sur la surface de la terre, je veux dire les Romains : Vous agissez conformément à la plus ancienne de toutes les lois, j'entends celle qui donne au plus fort les biens du plus faible : loi qui s'entend depuis la Divinité jusqu'aux bêtes. » PLUTARCH., in Camill., pag. 136, édit. de Wechel. Voyez encore à ce sujet, THUCYD., l. cap. cv. 344. — DION. HALYCARN., 1. 1, cap. v, pag. 5. — PLATO., in Gorg., pag. 323. — Tır. Liv., lib. v, cap. xxxvI.

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CHAPITRE III.

Départ de Domfront. Rencontre d'un Espagnol. Histoire de cet Espagnol.

QUOIQUE selon la saine philosophie, ce soit une chose ridicule, méprisable, et un effet des préjugés du vulgaire, d'être sensible au malheur de ses parents, j'avais lu un passage, au chap. VII. v. 27 de l'Ecclésiastique (1), qui me brouillait la cervelle, et qui faisait que je ne pouvais me résoudre à quitter Domfront et laisser ma mère dans les pleurs et l'affliction. Le Compère Mathieu rit de mon embarras : puis ayant pitié de ma faiblesse, il m'accorda huit jours pour me délivrer de ce scrupule, et consoler ma mère. Au bout de ce temps-là, nous nous procurâmes les papiers dont il est d'usage dans notre pays de se munir lorsqu'on veut voyager. Ces papiers consistaient en un certificat de vie et de mœurs, que le syndic de l'endroit délivre gratis, après qu'on lui a payé bouteille; et un extrait baptistaire que le curé délivre de même, après s'être fait donner trente sols.

(1) Honore ton père de tout ton cœur, et n'oublie pas les afflictions de ta mère.

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