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barbouilleurs, à des rapetasseurs de vieilles croûtes, à d'indignes charlatans, qui trompent impudemment le trop crédule étranger (1), en lui vendant de mauvaises copies ou quelque enseigne à bière, pour des tableaux originaux........ Savez-vous, mon cher oncle, interrompit le Compère, que ce que vous dites-là, touchant la vente d'une chose pour une autre, est contraire à la bonne philosophie ?Ma foi, je n'y songeais pas, dit Père Jean; or çà, que les Brabançons, les Flamands, les Anversois aillent à tous les diables, je n'en parle plus. Continuons notre route; nous parlerons à notre aise, lorsque nous serons arrivés à notre destination.

Nous continuâmes effectivement notre route, et cela avec tant de diligence, qu'en trois jours et demi nous arrivâmes à Amsterdam.

(1) Je n'ai pu comprendre pourquoi Père Jean s'emportait plutôt contre les barbouilleurs d'Anvers que contre les barbouilleurs des autres pays. Il est vrai que dans cette ville il y en a quinze contre un ailleurs. Mais est-ce aux barbouilleurs seuls qu'il faut s'en prendre, s'il y a tant de tromperie dans le commerce de tableaux? Anvers, ainsi que bien d'autres villes, ne fourmille-t-il pas d'une quantité d'autres brocanteurs de tableaux, qui ne sont pas barbouilleurs? Comme Père Jean n'était point un homme à se laisser trop questionner, je n'osai lui demander la raison de cette préférence.

Dulaurens.-Tome I.

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CHAPITRE XIII.

Rencontre d'un ancien ami de Père Jean. Repas chez deux négociants Français.

EN entrant dans la ville d'Amsterdam, un homme habillé de brun, portant une petite perruque ronde, accourut sauter au cou de Père Jean, l'embrassa trois ou quatre fois, et lui dit : Est-ce bien, toi, mon cher Père Jean! comment te portes-tu? et qu'as-tu fait de ma femme? A ce mot, Père Jean s'écria: Par la fressure de notre saint-père le pape !' c'est mon ami Vitulos; ma foi, je me porte comme le pont-neuf : pour ta femme, le diable sait où elle est. Le père prieur des grands carmes de Rome me l'a soufflée, comme je te l'avais excroquée. Que le ciel en soit béni, j'ai éprouvé dans cette occasion la vérité du proverbe qui dit que nous serons mesurés sur la même mesure dont nous mesurons tous les autres mais j'en suis tout consolé. Et moi, je

n'en ai jamais été attristé, dit Vitulos: tu m'as défait d'un fardeau qui me pesait terriblement sur les bras. Si tu ne m'avais point enlevé cette sorcière à tous les diables, je l'aurais noyée un jour ou l'autre. Vive la communauté en toute chose! Morbleu ! le droit de propriété est un droit inventé par Béelzébuth pour

faire enrager les hommes. La possession d'un bien tourmente, fatigue, ennuie le possesseur, ou tente, ou fait tort à celui qui ne le possède pas. Oh! oh! dit le Compère, monsieur est philosophe, à ce que je vois. Oui-dà, répondit Vitulos, et de la plus fine espèce, même. Ce n'est pas ce dont il est question pour le présent; où allez-vous loger?--A la ville de Lyon, dit Père Jean. Fort bien, dit Vitulos, j'y suis logé aussi : allons, partons. Ce soir, je vous mène tous souper dans la meilleure compagnie du monde, où la liberté, l'enjouement et le plaisir le disputent avec la bonne chère, car je suppose que ces messieurs qui accompagnent mon ancien camarade, sont de ses amis. Vertu de froc! dit Père

Jean, crois-tu que je voyage avec mes ennemis? Ce joli drôle que tu vois est mon neveu; c'est l'arc-boutant du bon sens, et le restaurateur de la philosophie ; voilà son compatriote et compère Jérôme ; ce long flandrin efflanqué, avec sa physionomie de brebis, est le seigneur Diego-Arias-Fernando de la Plata, y Mendoça, y Rioles, y Bajalos, gentilhomme Espagnol, qui prie plus Dieu dans un jour, que nous n'avons fait pendant tout le temps que nous avons été capucins : en général, ce sont mes intimes, mes bons amis, mes associés, et qui seront aussi les tiens, lorsque tu le voudras. Vitulos enchanté, poussa un eri de joie; et sans regarder s'il était au milieu de la rue, il nous félicita et nous embrassa tous l'un après l'autre. Ce qui fit bien rire

les gens, et surtout un boulanger, vis-à-vis de la boutique duquel nous étions.

Lorsque nous fûmes arrivés à l'auberge, Vitulos nous conta qu'il était à Amsterdam pour certaines affaires qui concernaient la philosophie; qu'il avait des liaisons fort étroites avec un nommé M. Dominus, qui était l'agent des Révérends Pères Jésuites dans ce pays-là; que quant aux personnes chez lesquelles il voulait nous mener souper, c'étaient deux négociants Français, demeurant ensemble, ayant chacun une très-jolie femme, chez lesquels il s'était introduit sous le manteau de la franc-maçonnerie, et chez qui il avait la liberté de mener deux, trois, ou quatre amis, toutes les fois qu'il y était invité.

L'heure du souper étant venue, Vitulos nous mena chez ces messieurs, qui nous reçurent le plus affectueusement du monde, ainsi que mesdames leurs épouses trois autres conviés qui se trouvaient là, nous firent aussi beaucoup de politesses. Bref, l'on servit ; et depuis long-temps, je n'ai vu une table si délicatement fournie, ni un repas où régnât plus de gaieté, où il se dît plus de bons mots, plus de saillies, enfin où l'esprit et l'enjouement se trouvassent si parfaitement réunis.

Lorsque le dessert fut servi, l'un de nos hôtes nous dit : Messieurs, je vous prie de nous excuser si vous n'avez pas fait meilleure chère. Cependant, je remercie le ciel de ce qu'il ne nous a point fait naître trois mille ans plus tôt ; car, si l'on en croit le

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bon-homme Homère, le meilleur cuisinier de ce temps-là n'était point capable de faire une sauce-robert. Tout ce que nous eussions pu vous donner alors, eût été un taureau bouilli, ainsi que fit Ajax et Agamemnon; ou deux cochons rôtis, comme fit Eumée, lorsqu'il régala Ulysse. Monsieur a bien des bontés, dit Diego, je prie Saint Barth..... Monsieur a bien des bontés, assurément, interrompit Père Jean; mais si nous en voulons croire le bon-homme Homère, il nous en contera bien d'autres. Où diable aurait-il appris ce qui se servait sur la table des grands? lui qui était un poète, et par conséquent,. si gueux, qu'il n'a peut-être jamais mangé que des oignons, des fèves et des pistaches. Tout beau, mon confrère, dit Vitulos; ayez meilleure opinion de messieurs les poètes; s'ils peuvent ignorer par état ce qui se sert sur la table des grands, ils ont le privilége de le savoir par inspiration : l'enthousiasme dont ils sont possédés quelquefois, les élève au rang de ces intelligences célestes, qui connaissent mille choses sans le secours des sens, et dont les lumières étendues ont quelque chose de divin. Homère, par exemple, n'a pas couru toute la Méditerranée, etje ne sache point qu'il ait jamais vu de tempête; voici toutefois de quelle façon il en décrit livre de son Iliade.

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Comme la compagnie n'entend point le greo,, je me servirai de la traduction de ce passage :

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