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trouvé à notre charge touchant l'espionnerie; mais que comme nous étions des impertinents, qui avions menti à l'officier de garde, qui avions perdu plusieurs fois le respect à Son Excellence, qui l'avions insultée, nous étions condamnés à passer une roufle (1) sur la place d'armes de la ville. A cette terrible nouvelle, Diego se mit en prières ; le Compère pesta de plus belle contre la persécution et la tyrannie; Père Jean se fit apporter un baril de bière, et but le reste de la journée et toute la nuit ; pour moi, je m'endormis, en attendant le régal que l'on destinait à nos épaules.

Le lendemain matin, un détachement de cinquante grenadiers vint nous prendre, pour nous mener où l'on nous attendait. L'officier qui commandait cette troupe, nous dit, en sortant de la prison, de nous réjouir, qu'au lieu de 800 hommes, que l'on avait commandés pour l'exécution, il n'y en aurait que 780; qu'au lieu de six tours que nous devions passer, nous n'en passerions que cinq ; et que, par le calcul qu'il avait fait, nous ne recevrions chacun que quinze mille six cents coups d'étrivières, au lieu de dix-neuf mille deux cents que nous aurions reçus, si le confesseur de Son Excellence n'eût intercédé pour nous, et ne l'eût portée à adoucir notre sen

tence.

(1) C'est ainsi que les Allemands nomment le châtiment qu'on appelle en France, passer par les baguettes.

Cette épouvantable consolation fit un tel effet sur mon individu, qu'à l'instant les nerfs de ma jambe gauche se retirèrent, et je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Comme ceci est un fait constant, je prie, en passant, Messieurs les physiciens d'exercer leurs spéculations sur un phénomène aussi singulier.

Au bruit qui s'était répandu, qu'on allait vergeter les omoplates de quatre philosophes, qui ne reconnaissaient point de loi, qui n'étaient d'aucun pays, il s'était assemblé un peuple innombrable, pour assister à l'exécution de quatre hommes, qu'il s'était figuré devoir être extraordinaires, et autrement faits que les autres.

C'était au milieu de cette multitude, que nos gardes nous conduisaient; Père Jean, fumant sa pipe, marchait le premier d'un pas grave et assuré; le Compère le suivait en jurant; Diego priait, et moi je pleurais. Nous approchions de l'endroit fatal : six ou huit maudits tambours préludaient déjà la marche qu'ils allaient battre, pendant le régal dont on se promettait d'honorer notre philosophie, lorsque tout-à-coup Père Jean renversa quatre grenadiers de sa droite et fendit la presse; le Compère et Diego le suivirent ; j'en fis de même ; et, en quatre pas, nous nous trouvâmes dans une église, visà-vis de laquelle nous venions d'arriver (1), et d'où nos gardes n'osèrent nous tirer.

(1) Dans le temps que cette aventure arriva, les églises, les cou

Lorsque nous fûmes dans ce lieu, Père Jean s'écria : Par la vertu de Saint Adhelme ! je savais bien que je me tirerais de cette affaire-ci. Un homme tel que moi ne perd jamais la tête, dans quelque péril qu'il se trouve. Vivent les gens d'esprit, morbleu! Pour toi, dit-il au Compère, tu aurais juré long-temps, avant que tes imprécations nous eussent épargné la millième partie des coups que nous allions recevoir. Et toi, pieux bavard, dit-il à Diego, j'ai bien voulu être ton ami, ton protecteur; je le serai même toujours; mais c'est sous cette condition, que, de ta vie, tu ne compromettras la personne de Père Jean avec les commandants allemands. Diego reçut cette mercuriale, les yeux baissés, fit une profonde inclination, et continua sa prière, que l'événement n'avait point interrompue.

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Nous fûmes à peine une heure dans cet asile, que nous nous vîmes fournis de vivres au moins pour quinze jours. Dans l'après-midi, un honnête cordonnier nous apporta plus de eent quatre-vingts florins, d'une quête qu'il avait faite pour de pauvres philosophes qui étaient en franchise il nous dit que les confréries de l'église où nous étions, s'intéressaient pour nous auprès de Son Excellence, et qu'elles espéraient d'obtenir incessamment notre dé

vents, les cimetières des Pays-Bas Autrichiens étaient des asiles pour certains criminels. Mais il s'est fait depuis quelque changement à ce sujet.

livrance. Nous remerciâmes le cordonnier, et il partit.

Vers le soir, le curé de cette église vint nous voir comme il nous trouva causant, il nous dit, d'un ton brusque, que nous devrions bien respecter le lieu où nous étions, et nous souvenir que Dieu y était présent.-Monsieur le curé, dit le Compère, Dieu n'est pas plus présent en ce lieu qu'ailleurs. C'est un être parfait, immense, que rien ne peut contenir que sa propre immensité; il ne peut se diviser, ni s'étendre, ni se restreindre dans aucun lieu.-Tu es donc un hérétique ? dit le curé.-Je ne suis ni hérétique, ni orthodoxe, répondit le Compère; je n'endosse aucune livrée de parti ; je suis ce que tout le monde devrait être ; je suis philosophe. -D'où vient donc l'asile dont tu jouis, maraud? Il vient, répliqua le Compère, de l'ignorance et de la méchanceté des hommes. L'établissement que Moïse (1) a fait des asiles pour des personnes entièrement innocentes, est une preuve de ce que je viens d'avancer. Si une personne avait commis un homicide innocemment, devrait-elle chercher d'asile ailleurs qu'aux pieds de la justice, et d'autre protection celle des lois? Mais, de tout temps, les hommes ont été sots, injustes, méchants, et les lois tyranniques ou insuffisantes : ce n'est pas tout;

que

(1) Voy. ce que dit là-dessus, GROTIUS, lib. II, cap. xx1, § 5, et LE CLERC, sur les Nombres, xxxv, 6.

indépendamment de la cause vicieuse qui a produit l'établissement des asiles, ces asiles sont devenus eux-mêmes la source d'une infinité d'abus affreux : les plus grands scélérats y furent à l'abri de toutes poursuites, et exempts de toute peine (1). N'allons point chercher des exemples chez les païens; arrêtons-nous, au christianisme. Pour peu que vous ayez lu ailleurs que dans votre bréviaire, monsieur le curé, vous aurez vu que la coutume ayant, dès le règne de l'hypocrite Constantin, fait regarder les églises comme des lieux de réfuge, Théodose et ses successeurs furent obligés de restreindre ce privilége, qu'on avait étendu à des gens indignes de toute protection. Mais ces lois, ni celles que Justinien fit là-dessus long-temps après, ne furent point des barrières assez fortes, pour empêcher que vous autres Messieurs les ecclésiastiques, ne fissiez servir le progrès d'un abus si énorme, au dessein d'établir votre propre domination, et d'attenter sur le droit du magistrat. Il est vrai que c'était un serpent qui voulait dévorer l'autre; mais ce ne fut pas moins un grand mal; car plus il y a de ces sortes de bêtes sur la terre, plus on risque d'en être mordu. Vous aurez encore lu, monsieur le curé, que les conciles ouvrirent l'asile à toutes sortes de criminels, et le leur assurèrent par les foudres de l'excommunica

(1) Voy. l'Hist. de l'Acad. des Inscript. etc., tom.V, édit. de La Haye, pag. 52 et suiv.

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