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CHAPITRE XII.

Notre arrivée à Mons, capitale du Hainaut Autrichien: accident fâcheux qui nous arriva dans cette ville, et les suites qu'il eut.

Il ne nous arriva rien de remarquable dans notre route jusqu'à Mons, capitale du Hainaut et la première ville étrangère que nous rencontrâmes, après être sortis des terres de France.

Lorsque nous fumes aux portes de cette ville, l'officier de garde nous demanda, en mauvais français, qui nous étions? d'où nous venions? où nous allions? Père Jean, qui savait que dans ce pays-là l'on est assez scrupuleux sur l'article des voyageurs, répondit que nous venions de Valenciennes, et que nous étions bourgeois de la ville. L'officier qui ne nous connaissait pas, nous laissa entrer.

Diego, qui était demeuré derrière, sans que nous nous en fussions aperçus, arriva quelques minutes après, et l'officier lui fit les mêmes questions qu'il nous avait faites. L'Espagnol, fier de la protection que Père Jean lui avait promise à Senlis, répondit, en enfonçant son chapeau : je m'appelle Dom DiegoArias - Fernando de la Plata, y Rioles, y Bajalos;

je suis un gentilhomme Espagnol, né à Bilbao, en Biscaye; je fus jadis l'élève du très-chaste et très-vertueux père recteur des Jésuites de la ville de Saragosse en Arragon; le page chéri de feu monsignor Hercule-François-Marie Tongarini, évêque de Mansoura en Mansourie ; aujourd'hui, j'ai l'honneur d'être le serviteur du célèbre Mathieu, le patriarche du bon sens, le compagnon de son compère Jérôme, l'ami, le protégé de l'intrépide et respectable Père Jean de Domfront, qui a été grenadier, capucin, juif, hérétique, quaker et athée, et qui, par la grace de Dieu, est aujourd'hui meilleur chrétien que notre Saint Père le pape, ou peu s'en faut. L'officier, qui était un Allemand, n'entendant rien au discours de Diego, le fit mener par deux fusiliers chez le commandant de la place.

Ce commandant qui était un vieux papa à demisourd, ne comprenant pas mieux le français que l'officier, fit approcher l'Espagnol pour entendre ce qu'il disait. Celui-ci lui cria à l'oreille ce qu'il avait débité à l'officier. Le commandant, croyant qu'il lui disait des sottises, tomba sur le harangeur, le régala de quelques coups de canne, et l'envoya en prison.

Une demi-heure après cette scène singulière, le vieux Allemand fit ramener Diego devant lui, et l'interrogea derechef; l'Espagnol tint le même discours, et ajouta que le patriarche Mathieu, et le respectable Père Jean et l'ami Jérôme, étaient dans la ville.

Le commandant ayant compris ces derniers mots, nous fit chercher. Lorsqu'on nous eut trouvés et conduits devant lui, il nous demanda qui nous étions? quel était notre pays? le Compère Mathieu lui répondit avec gravité, que nous étions philosophes, et que, n'étant soumis à aucunes lois, ni à aucun gouvernement, nous n'étions pas plus d'un pays que d'un autre. Là-dessus, on nous envoya au cachot.

Le commandant ne s'étant jamais trouvé dans le cas d'avoir affaire à des philosophes, tint un conseil de guerre pour savoir ce qu'il devrait faire de nous. il fut conclu que l'on devait nous examiner à fond ; que si nous étions des espions, il fallait nous faire pendre; sinon, que nous recevrions chacun vingtcinq coups de bâton, et que nous serions chassés de la ville, pour nous apprendre à respecter les usages établis dans les pays où nous nous trouverions désormais.

Le lendemain de ce conseil de guerre, le commandant nous fit amener devant lui; nous fit reprocher par un auditeur d'en avoir imposé à notre arrivée à l'officier de garde, d'avoir insulté Son Excellence, et nous fit demander nos passeports : le Compère et moi présentâmes les nôtres, qui furent rejetés comme invalides et comme surannés; Père Jean et Diego, n'ayant rien de mieux à montrer, le commandant conclut que nous étions dans le cas d'être traités comme espions.

A ce mot, le Compère Mathieu s'écria : Quoi! l'on traiterait des gens tels que nous comme espions, sous prétexte que nous sommes entrés dans cette ville sans être munis de passeports valables! n'est-il point libre à tout homme, surtout à un philosophe, de parcourir la terre entière sans être tenu de rendre compte à qui que ce soit de ses intentions et de ses démarches? De quel droit monsieur le commandant s'arroge-t-il le pouvoir d'interdire l'entrée d'un pays à un étranger qui n'est pas muni d'un vain papier, lequel ne rend, ni ses vues, ni ses intentions meilleures? Chacun ne porte-t-il pas sur son front le passeport de la nature? Lorsqu'un homme en voit un autre aller, venir, agir, ne doit-il point penser qu'il ne fait qu'user de la liberté naturelle, à laquelle, ni prince, ni roi, ni tel autre usurpateur d'une autorité injuste' et barbare, n'a aucun droit de s'opposer? O liberté chérie! l'esclavage et l'intolérance t'ont bannie de la terre! Monsieur le philosophe, dit l'auditeur, comme monsieur le commandant a passé sa jeunesse à être fifre, et ensuite tambour, il n'a point eu l'occasion d'apprendre ce que c'est que cette liberté naturelle dont vous parlez: depuis ce temps-là, il fut occupé à remplir les devoirs des différents grades par lesquels il a passé, et n'a point eu le loisir de s'instruire davantage sur cet article. Mais il est commandant, et en cette qualité, il a ordre de ne laisser entrer aucun étranger en cette ville, sans Dulaurens.-Tome I.

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passeports suffisants, ou sans produire quelque honnête bourgeois qui réponde de sa personne, et qui rende raison des motifs qui l'amènent ici. Ces précautions ont été dictées par la prudence. Nous sommes voisins de la France, et à la veille d'une guerre avec elle; nous ne saurions trop nous précautionner contre les entreprises que cette puissance pourrait former contre cette ville, qui est une des clefs du pays d'ailleurs cet usage est fondé sur un droit naturel et propre à chaque nation en particulier, lequel est de prendre chez elle telles mesures qu'il lui plaît pour son bien-être et sa conservation, sans devoir en rendre compte à personne.-Voilà donc les raisons, dit le Compère, que vous avez à alléguer, pour appuyer vos injustices et vos vexations? O nations policées!.... Hélas! divine liberté! quand est-ce que.... Le Compère allait continuer, mais le commandant fit signe à la garde qui nous avait amenés, de nous remener au cachot.

Le lendemain, nous fûmes présentés derechef devant le vieux Allemand, qui nous interrogea chacun en particulier. Le Compère lui tint à peu près le même discours que la veille, et l'envoya promener; Père Jean voulut le battre; Diego le traita d'hérétique, et moi, je dis qu'ils avaient raison tous trois..... Après cet examen, nous fûmes renvoyés en prison.

Quelques jours après, l'auditeur, dont j'ai parlé plus haut, vint nous annoncer que l'on n'avait rien

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