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moins, et pour finir l'histoire, je fus décrété, emprisonné, condamné, ruiné, et par surcroît, cocufié par mon procureur, mon avocat, mon rapporteur, ainsi que par les trois quarts de mes juges, que la pauvre Lucile sollicita en vain pour moi.

Lorsque je fus élargi, la misère nous contraignit de nous séparer. Lucile se remaria à un vieux commandeur, et moi je demeurai veuf jusqu'à nouvel ordre.

CHAPITRE X.

Continuation de l'histoire de Père Jean.

Je fis amitié avec un Marseillais, capitaine de vaisseau marchand, et très-galant homme, auquel j'exposai mon désastre et ma situation. Venez à Marseille avec moi, me dit-il, j'ai acheté un vaisseau que je dois armer et charger à mes frais; vous serez mon second, je vous enseignerai la navigation, et je me fais fort de vous mettre en état de commander au bout de quelques voyages.-Je remerciai mon ami, et j'acceptai sa proposition.

Pendant trois ans que je demeurai avec ce Marseillais, je fis deux voyages à la Martinique, un à Constantinople, un à Malthe et un à Raguse. Ayant appris pendant ce temps-là tout ce qu'il faut savoir pour être un excellent marin, mon ami me confia son vaisseau, et je partis pour la Guadeloupe.

Étant arrivé à la hauteur de Minorque, je découvris un corsaire de Barbarie, quatre fois plus fort que moi. Comme il était excellent voilier, il m'atteignit en peu de temps, m'attaqua avec furie, et je me défendis de même ; il se fit pendant trois heures un carnage horrible: enfin j'avais souffert trois abordages, il ne me restait plus que dix hommes, mon

vaisseau allait couler à fond, lorsque je me rendis. -Apparemment, dit Diego, que vous n'aviez point attaché de relique au mât de votre vaisseau.—Par la mort! s'écria Père Jean, si tu ne me laisses achever, je t'étranglerai.-Ces mots pétrifièrent l'Espagnol, et il se tut.

Le commandant du corsaire était un philosophe Italien, qui avait été ermite-Augustin. En considération de notre ancien harnais, il me traita avec toutes sortes d'égards et d'honnêtetés. Lorsque nous fûmes arrivés à Alger, mes gens furent mis aux fers: pour moi, je demandai à être circoncis; et lorsque je fus instruit de la loi du prophète, on me fit l'opé

ration.

Au bout de quelque temps, Hali Coprogli, cet italien qui m'avait pris, me choisit pour l'accompagner dans une course qu'il allait faire sur les côtes d'Espagne. Ayant croisé environ un mois sans rien rencontrer, l'idée lui vint de faire une descente en Catalogne. Ce projet réussit au-delà de nos espérances. Nous fimes quatre-vingt-cinq esclaves ; nous pillâmes neuf églises, six comptoirs, deux monastères, et nous remportâmes un butin immense.

Hali, pour quelques raisons particulières, prit la route de Smyrne, au lieu de celle d'Alger; il vendit ses esclaves, ses effets, son vaisseau, récompensa l'équipage, et me fit présent de douze mille piastres.

Je demeurai un an à Smyrne. Pendant ce tempslà, j'appris la langue turque et un peu de médecine.

Alors, ennuyé d'une vie si sédentaire, je frétai un vaisseau ; je le chargeai de cuir, de cire et de soie; je vins à Venise, où je vendis une partie de mes marchandises à un Juif, qui me donna sa fille en troc pour le reste. C'était un tendron d'environ quatorze ans, très-joli, le vrai lot d'un vivant comme moi.

Lorsque je fus en mer, je voulus user de mes droits sur ma conquête : la poulette commença par faire la grimace, et finit par me donner la vérole.A ces mots Diego poussa un profond soupir.-Pourquoi soupires-tu? lui dit Père Jean. Hélas! répondit l'Espagnol, c'est qu'au récit dont il a plu à votre hautesse de nous honorer, je reconnais les divins appas de ma chère Rachel, la perle des filles, le bijou de toutes les filles, le meilleur cœur de fille.... Père Jean croyant que Diego était devenu fou, le fit taire, et continua ainsi :

Lorsque je fus de retour à Smyrne, un Anglais de ma connaissance me conta, que quatre jours avant mon arrivée, l'on avait brûlé deux jésuites pour avoir loyolisé un musulman; que, la veille, on avait empalé le philosophe Hali, sans que l'on sût pourquoi; et que le Cadi avait jugé à propos de s'instituer légataire universel de ce dernier. Je conclus, du récit de l'Anglais, qu'il n'y avait point de sûreté à Smyrne pour les honnêtes gens ; et comme ma fortune avait quelque chose d'analogue à celle de défunt Hali, je me défis de mes marchandises, et je m'embarquai pour Constantinople.

Que fites-vous de la Juive? dit le Compère à Père Jean.-Oh! pour la Juive, répondit ce dernier, je la vendis à un sangiac, qui la revendit à un lescher, qui la prêta à un lery, qui la loua à un nezran, qui la donna à un dervis qui l'emmena à la Mecque et qui la perdit en route, à ce que j'ai appris par la suite.-Ici Diego commençait à beugler comme un veau; mais Père Jean lui imposa silence, et continua ainsi son histoire :

Notre route avait été des plus heureuses; nous étions déjà entrés dans la mer de Marmara, lorsqu'une tempête affreuse nous jeta sur les côtes de la Romanie, et nous fit faire naufrage entre Héraclée et Rodesto. J'eus le bonheur, ainsi que trois autres personnes du vaisseau, de gagner le rivage ; mais je n'eus pas celui d'éviter une troupe de paysans qui nous guettaient, et qui me laissèrent sans un sou.

Dans cette extrémité, je ne crus mieux faire que d'aller en Servie chercher fortune dans l'armée ottomane. Elle allait au secours de Belgrade, assiégée par le Prince Eugène ; j'offris mes services au séraskier des Musulmans, et je devins espion.

Je fis trois voyages au camp des ennemis. Pour le premier, je reçus cent sequins; pour le second, cent cinquante; et pour le troisième, on me donna deux cents coups de bâton sur la plante des pieds.

Huit jours après cette aventure, les Turcs furent entièrement défaits par les Impériaux. Je me ressentais encore trop de ma dernière gratification, pour

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