Page images
PDF
EPUB

Lorsque nous eûmes atteint l'âge de dix ans, nos parents nous envoyèrent chez les Jésuites de la Flèche pour faire nos études. Le Compère y fit plus de progrès les six premiers mois, que je n'en pus faire en six années. Cependant mon père me laissa continuer, estimant que puisque je n'avais aucune disposition aux études, j'en aurais encore moins aux emplois, aux arts, au travail; et que j'en saurais toujours assez pour être moine.

Pendant les neuf années que nous demeurâmes à la Flèche, le Compère Mathieu fit des progrès étonnants dans le grec, le latin, les mathématiques, l'histoire, la philosophie, la théologie; en un mot, dans toutes les sciences qui peuvent orner l'esprit et former le cœur : il donnait encore une partie du temps de la récréation, ou à la musique, ou au dessin, ou à la lecture de livres excellents et rares, qu'il se procurait avec l'argent que son père lui envoyait pour ses menus plaisirs.

Il y avait un Irlandais du cours du Compère, qui ne contribuait pas peu à piquer ce dernier de la plus vive émulation. Cet Irlandais, qu'on nommait Wiston, aimait l'étude, s'y appliquait avec toute l'ardeur possible, et y faisait de très-grands progrès : mais le Compère Mathieu l'emportait sur son émule par la vivacité de l'esprit, par la force de l'imagination, par sa profonde pénétration dans les sciences, ainsi que par la grace et l'adresse du corps dans les exercices auxquels ils s'adonnaient l'un et l'autre. En re

vanche, l'Irlandais passait chez les jésuites et ses condisciples, pour avoir le cœur bon, l'esprit solide, le caractère sociable et docile; et il s'en fallait beaucoup que l'on pensât de même sur le compte du Compère : sa vivacité, sa naïveté, ses saillies, ses opinions, sa fermeté, lui avaient attiré beaucoup d'ennemis les Régents, qu'il contredisait à tout propos, n'en étaient pas les moindres, et surtout le Préfet, qu'il avait convaincu d'avoir cité à faux dans un sermon. Enfin, trois choses achevèrent de le perdre dans l'esprit de ses maîtres. 1° Il se moqua ouvertement de certaines pratiques pieuses auxquelles Wiston s'accommodait, ou par faiblesse, ou par bienséance; 2° il ne voulut plus répondre aux litanies; 3o il fit un enfant (1), dont je fus le parrain. En conséquence de ses crimes, on le chassa. Comme j'aimais mon Compère, je partis avec lui.

(1) Le lecteur saura que c'est là l'origine de notre Compérage.

CHAPITRE II.

Départ de la Flèche. Maladie du Compère Mathieu. Son arrivée à Domfront.

Nous ne fûmes pas sitôt hors de la Flèche, que le Compère Mathieu enfila la route de Bordeaux, au lieu de prendre celle de Domfront. Il avait une espèce de honte de reparaître dans le lieu de sa naissance, après l'aventure qui venait de lui arriver. D'ailleurs, comme nous avions fait argent de la plus grande partie de nos effets, et que nous empruntâmes encore quelques louis, nous nous trouvions une somme suffisante pour nous conduire au bout du royaume, et pour payer même notre transport en Amérique, si l'idée nous eût pris d'y aller trouver un oncle que j'y avais, et qui était fort à son aise. Nous nous arrêtâmes à Bordeaux. Le Compère y fit quelques connaissances, qui lui firent trouver une terrible différence entre le séjour d'une ville où règnent la liberté et les plaisirs, et celui d'un endroit où l'on est sous les yeux de maîtres hargneux, bourrus, prêchant, piaillant sans cesse, et interprétant à mal les plus innocentes démarches. Au bout de quelques mois, notre bourse se trouva presque vide. Comme nous n'a

vions donné aucunes nouvelles à nos parents, le Compère résolut de retourner à Domfront, et de partir ensuite pour Paris.

Lorsque nous fûmes hors de Bordeaux, le Compère me dit: Mon cher Jérôme, je viens de faire une démarche ridicule et lâche qui est bien une suite des préjugés ordinaires dont le monde est rempli. Quelle raison avais-je de ne point retourner droit à Domfront? Au lieu de rougir de ce qui venait de se passer à la Flèche, je devais me glorifier de la persécution que j'y ai essuyée, pour avoir frondé ouvertement les usages que la superstition a introduits dans l'exercice de la religion; et pour avoir rentré dans le droit que nous donne la nature, de perpétuer notre espèce, où, quand, comment et avec qui nous jugeons à propos, et toutes les fois que l'envie nous en prend. O! mon cher Jérôme! mon cher Jérôme ! il y a bien du chemin à faire avant que les opinions et les abus que les mœurs, la religion, les lois, entraînent après elles, soient bannis de la terre et que la philosophie dissipe les épaisses ténèbres dont elle est couverte !... Comme je n'entendais rien à cette espèce de déclamation, le Compère déclama tout seul, et déclamait encore lorsque nous arrivâmes à un petit bourg où nous résolûmes de dîner, et de laisser passer la chaleur qui était excessive ce jourlà, et qui fut certainement la cause de l'accident que je vais rapporter.

Au moment que nous allions entrer dans l'auberge,

le Compère Mathieu se trouva subitement saisi d'étourdissements, de nausées, de vomissements, puis d'un grand mal de tête, auquel succéda une fièvre violente, accompagnée de transports si considérables, qu'en moins de trois heures l'on craignait pour sa vie. L'hôte chez qui nous étions, fit son possible pour déterrer le curé et le médecin; mais en vain ; il était près de minuit lorsqu'on trouva le pasteur chez une jeune veuve, sa pénitente, avec laquelle il avait passé la journée ; et le médecin, chez un vieillard, qui venait de mourir d'une indigestion, parce que ce mal, qu'on prenait pour une apoplexie, n'avait point voulu céder à quatre saignées, autant de lavements, ni à six onces d'eau de Luce, qu'on lui introduisit dans le nez, la bouche et les oreilles.

Lorsque ces messieurs furent arrivés, le médecin ordonna la saignée (qui heureusement était plus nécessaire dans ce cas-ci que dans celui du vieillard), des boissons abondantes, des fomentations froides sur la tête, avec la mauve, la mercuriale, la pariétaire, et recommanda surtout d'assurer (1) le malade, parce que si les redoublements continuaient, il pouvait mourir dans la nuit.

En conséquence de cet avis, le curé profita d'un moment où le Compère paraissait assez tranquille, et lui dit : Mon cher frère, croyez-vous en Dieu ?

(1) C'est-à-dire, le confesser, lui administrer le Viatique, l'Extrême-Onction.

« PreviousContinue »