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ties et les beaux tours qu'elle avait joués à Mme de Maintenon, à M. le Prince et à M. le Duc. Les lorgneries de M. de Marsan ne lui avaient pas fait baisser les yeux, et la plus impertinente audace ne suffisait pas pour plaisanter avec elle. La Bruyère était dégoûté des efforts que faisaient les beaux esprits pour lui plaire ou briller auprès d'elle. « L'on voit des gens qui, dans les conversations ou le peu de commerce que l'on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, et j'ose dire par la nouveauté, par l'impropriété des termes dont ils se servent, comme par l'alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n'ont jamais eu l'intention de leur faire dire (1). Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie, que l'envie de plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre et qui devient enfin leur idiome naturel; ils accompagnent un langage si extravagant d'un geste affecté et d'une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint du peu qu'ils en ont; et ce qui est pire, on en souffre. » Je croirais volontiers que le comte de Marsan a fourni beaucoup de traits à ce caractère. « Il a su, dit Spanheim (2), se faire valoir par un esprit vif et hardi, et par la réputation de beaucoup de courage; mais comme il y avait joint un esprit dangereux et porté à l'intrigue, il se rendit aussi par là suspect au roi. » Le même Spanheim dit du même comte de Marsan dans ses notes secrètes (3): « Étourdi. Riche. Aime le plaisir. Aime les femmes. Peu d'esprit. » Mélangez ces qualités et ces défauts, fondez-les ensemble; et vous pouvez en tirer un composé capable de plaire quelques instants à Mme la Duchesse, mais en somme fort désagréable à la Bruyère? Ceux qui imitaient M. de Marsan ne faisaient pas moins souffrir le moraliste que ce singulier original.

De quoi vous plaignez-vous? disait-on à la Bruyère. C'est là l'esprit des jeunes gens d'à présent. Aimez-vous mieux qu'ils aient comme M. le Duc la brutalité d'un grenadier? Que ne faites-vous comme Voiture, qui charmait par son esprit si vif, si prompt, si imprévu, les loisirs de Condé vainqueur et l'hôtel de Rambouillet? Ou comme Sar

(1) Chap. v, no 6.

(2) Relation de Spanheim, p. 120.

rasin, qui célébrait par le plus gracieux badinage la pompe funèbre de Voiture et les amusements de Chantilly? Vous êtes de droit leur successeur dans la maison de Condé. Faites comme eux (1). Pellisson lui-même pouvait tenir ce langage, car il pensait ainsi. La Bruyère répondait : « Voiture et Sarrasin étaient nés pour leur siècle (2), et ils ont paru dans un temps où il semble qu'ils étaient attendus. S'ils s'étaient moins pressés de venir, ils arrivaient trop tard; et j'ose douter qu'ils fussent tels aujourd'hui qu'ils ont été alors. Les conversations légères, les cercles, la fine plaisanterie, les lettres enjouées et familières, les petites parties où l'on était admis seulement avec de l'esprit, tout a disparu. Et qu'on ne dise point qu'ils les feraient revivre : ce que je puis faire en faveur de leur esprit est de convenir que peut-être ils excelleraient dans un autre genre; mais les femmes sont de nos jours ou dévotes ou coquettes ; les galants ou les directeurs ont pris la place, et la défendent contre les beaux esprits. >>

Ce qu'il fallait alors dans la maison de Condé, c'étaient des gens d'esprit. Les beaux esprits, comme Voiture et Sarrasin (3), étaient fort agréables, mais très peu sûrs, serviteurs des grands sans aucun attachement véritable, moitié flatteurs, moitié impertinents et croyant tout racheter par des plaisanteries. Les gens d'esprit comme l'entendait la Bruyère étaient tout autre chose. « Un homme en place, dit-il (4), doit aimer son prince, sa femme, ses enfants et après eux les gens d'esprit; il les doit adopter, il doit s'en fournir et n'en jamais manquer. Il ne saurait payer, je ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu'il en tire, même sans le savoir. Quels petits bruits ne dissipent-ils pas? quelles histoires ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction? Ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des événements, s'élever contre la magnanimité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étaient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions des.

(1) Cf. En tête des œuvres de Sarrasin, l'Éloge de Sarrasin, par Pellisson, 1663. (2) Chap. XIII, no 10.

(3) La Société française au XVIIe siècle, par Victor Cousin, t. II, p. 211. (4) Chap. IX, no 34.

faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la moquerie contre ceux qui oseraient en douter ou avancer des faits contraires? Je sais que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d'agir; mais je sais aussi qu'il leur arrive en plusieurs rencontres que laisser dire les empêche de faire. >>

Assurément la Bruyère n'était pas le seul homme d'esprit qui pût rendre ces services dans la maison de Condé : M. de Moreuil, M. de Briord, Gourville, Xaintrailles, et tant d'autres, pouvaient et devaient s'en acquitter fort bien par leurs conversations ou par leurs lettres; mais la Bruyère pouvait seul s'adresser au public pour lui faire ses confidences. Aussi, pendant qu'il joue son petit rôle avec les autres, il a souvent l'air de parler à la cantonade dans son ouvrage. « Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler et d'écouter, et l'on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles (1). Il faut s'accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies. »

L'une des choses les plus désagréables à entendre pour la Bruyère, c'étaient les plaintes des jeunes volontaires dont Vauban avait été obligé de réprimer l'ardeur téméraire au siège de Philippsbourg. Ils ne pouvaient pardonner à M. le Duc d'avoir toujours été partout où il y avait des coups à recevoir, dans les postes où il pouvait être tué et ne fut pas tué (2). Acquérir de l'honneur et ne point perdre la vie, c'était trop de bonheur à la fois : ils portaient aussi envie au prince de Conti. La Bruyère leur répondit (3) : « Vous vous agitez, vous vous donnez un grand mouvement surtout lorsque les ennemis commencent à fuir et que la victoire n'est plus douteuse, ou devant une ville après qu'elle a capitulé ; vous aimez, dans un combat ou pendant un siège, à paraître en cent endroits pour n'être nulle part, à prévenir les ordres du général de peur de les suivre, et à chercher les occa

(1) Chap. v, no 5.
(2) Chap. XII, no 97.

sions plutôt que de les attendre et les recevoir votre valeur seraitelle fausse?» La brutalité blessante de cette réponse laisse croire que M. le Duc n'y était pas tout à fait étranger.

Puisque la Bruyère défendait si énergiquement M. le Duc, il fallait bien aussi qu'il défendît Mme la Duchessse. Elle était de plus petite taille que la grande princesse de Conti, qui dansait si bien. Pour se dédommager de ce désavantage, elle élevait le plus possible sa coiffure et, comme dit Boileau, le galant édifice de ses cheveux (1). La mode des coiffures hautes durait depuis environ huit ans. Bien des gens ne pouvaient l'admirer. Bussy-Rabutin ne pouvait la souffrir. Me de Sévigné ne regrettera pas son abaissement. Le philosophe ne pouvait se plaindre qu'on voulût, comme dit Chaulieu,

Humilier enfin l'orgueil de ces coiffures;

mais il ne craignit pas de railler le sérieux que l'on apportait à ces sortes d'affaires. Il y avait longtemps qu'il avait reconnu autant de faiblesse à fuir la mode qu'à l'affecter. « L'on blâme, dit-il (2), une mode qui, divisant la taille des hommes en deux parties égales, en prend une tout entière pour le buste, et laisse l'autre pour le reste du corps; l'on condamne celle qui fait de la tête des femmes la base d'un édifice à plusieurs étages dont l'ordre et la structure change selon leurs caprices, qui éloigne les cheveux du visage, bien qu'ils ne croissent que pour l'accompagner, qui les relève et les hérisse à la manière des bacchantes, et semble avoir pourvu à ce que les femmes changent leur physionomie douce et modeste en une autre qui soit fière et audacieuse; on se récrie enfin contre telle ou telle mode, qui cependant, toute bizarre qu'elle est, pare et embellit pendant qu'elle dure, et dont on tire tout l'avantage qu'on en peut espérer, qui est de plaire. Il me paraît qu'on devrait seulement admirer l'inconstance et la légèreté des hommes, qui attachent successivement les agréments et la bienséance à des choses tout opposées, qui emploient pour le comique et pour la mascarade ce qui leur a servi de parure grave et d'ornements les plus sérieux; et que si peu de temps en fasse la différence. »

Le philosophe excusait donc dans Mme la Duchesse le goût des

(1) Mme de Sévigné, lettre au duc de Chaulnes, 15 mai 1691, t. X, p. 24, 25. Correspondance de Bussy, t. VI, p. 482, 486. Lettre de Chaulieu pour la marquise de Lassay à Mme la Duchesse, 1701.

(2) Chap. XIII, no 12.

hautes coiffures; mais ce qui n'obtint pas son indulgence, c'était d'avoir fourni aux jeunes fats de la cour un sujet de chronique frivole et médisante. Ils étaient sans doute des spectateurs très aveugles et des narrateurs très ignorants. Ils n'en étaient pas moins parfaitement insupportables pour les gens d'esprit attachés à la maison de Condé. « Être infatué de soi, dit la Bruyère (1), et s'être fortement persuadé qu'on a beaucoup d'esprit, est un accident qui n'arrive guère qu'à celui qui n'en a point, ou qui en a peu. Malheur pour lors à qui est exposé à l'entretien d'un tel personnage! combien de jolies phrases lui faudrat-il essuyer! combien de ces mots aventuriers qui paraissent subitement, durent un temps, et que bientôt on ne revoit plus! S'il conte une nouvelle, c'est moins pour l'apprendre à ceux qui l'écoutent que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien : elle devient un roman entre leurs mains; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, et les fait toujours parler longtemps; il tombe ensuite en des parenthèses qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l'histoire, et à lui qui vous parle, et à vous qui le supportez. Que serait-ce de vous et de lui, si quelqu'un ne survenait heureusement pour déranger le cercle, et faire oublier la narration? >

La Bruyère voulut faire aussi un conte; il voulut qu'il n'y eût ni parenthèse ni épisode; que les gens parlassent peu et n'en pensassent que mieux à leur manière; que l'action vraisemblable, quoique extraordinaire, marchât vite et ne languît jamais; point de jolies phrases, ni de mots aventuriers. L'auteur se cacha si bien, qu'on n'eût pu soup. çonner que la nouvelle d'Émire était de lui, s'il ne l'avait publiée dans la troisième ou la quatrième édition de ses Caractères. Le moraliste ne se trahit que par la remarque qui précède son récit et qui en est la morale, comme dans quelques fables de la Fontaine.

« Une femme insensible (2) est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle doit aimer. »

« Il y avait à Smyrne une très belle fille qu'on appelait Émire, et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs, et surtout par l'indifférence qu'elle conservait pour tous les hommes, qu'elle voyait, disait-elle, sans aucun péril, et sans autres dispositions que celles où elle se trouvait pour ses amies

(1) Chap. v, no 11.

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