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leur condition (1), ne jugent plus d'eux-mêmes par leur première bassesse, mais par l'élévation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte, et montent par leur escalier, indifféremment au-dessous d'eux et de leurs maîtres : tant il est vrai qu'on est destiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient. >>

La Bruyère se consolait de ces petites humiliations par la conscience qu'il avait de son dévouement désintéressé. « Celui qui, logé chez soi dans un palais, avec deux appartements pour les deux saisons (2), vient coucher au Louvre (ou à Versailles) dans un entresol, n'en use pas ainsi par modestie; et cet autre, qui, pour conserver une taille fine, s'abstient de vin et ne fait qu'un seul repas, n'est ni sobre ni tempérant; et d'un troisième, qui, importuné d'un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l'on dit qu'il achète son repos, et nullement qu'il est libéral. Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection. » Il n'avait pas quitté sa maison et son petit chez-soi pour venir à la cour chercher les honneurs, les trésors, les postes, la fortune et la faveur (3) ; il ne voyait rien dans de tels avantages qui fût assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs. Content de son sort, il disait : « Il ne faut rien exagérer (4), ni dire des cours le mal qui n'y est point: l'on n'y attente rien de pis contre le vrai mérite que de le laisser quelquefois sans récompense; on ne l'y méprise pas toujours, quand on a pu une fois le discerner; on l'oublie, et c'est là où l'on sait parfaitement ne faire rien, ou faire très peu de chose, pour ceux que l'on estime beaucoup. »

Achever l'histoire contemporaine avec M. le Duc, la littérature contemporaine avec Mme la Duchesse, ou continuer avec l'un et l'autre des lectures comme celles qui entraient dans sa charge: voilà quelle était l'ambition de la Bruyère. On fit quelque chose pour le satisfaire. Il se servait depuis quelque temps du Traité du sublime pour exposer à MTM la Duchesse les principes de la belle littérature. La traduction du livre de Longin par Boileau était célèbre (5); le nom de

me

(1) Chap. IX, no 33.
(2) Chap. II, no 41.
(3) Chap. II, no 43.

(4) Chap. VIII, no 27.
(5) Paris, 1674 et 1683.

l'auteur et celui du traducteur la recommandaient également. La Bruyère, après avoir lu cet ouvrage à Son Altesse, en fit un résumé critique pour lui indiquer ce qu'elle devait retenir. Il avait déjà dit ce que c'est que l'éloquence; il ajouta (1): « L'éloquence est au sublime ce que le tout est à sa partie. » Telle est bien la pensée de Longin. Mais alors plusieurs questions se présentent à l'esprit. « Qu'est-ce que le sublime? Il ne paraît pas qu'on l'ait défini (2). Est-ce une figure? Naît-il des figures, ou du moins de quelques figures? Tout genre d'écrire reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les grands sujets qui en soient capables? Peut-il briller autre chose dans l'églogue (3) qu'un beau naturel, et dans les lettres familières comme dans les conversations qu'une grande délicatesse ? ou plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils font la perfection? Qu'estce que le sublime? où entre le sublime? » Il faut cependant parler des figures, dit Longin, car elles ne sont pas une des moindres parties. du sublime lorsqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Alors la Bruyère définit quelques figures. « Les synonymes (4) sont plusieurs dictions ou plusieurs phrases différentes qui signifient une même chose. L'antithèse (5) est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l'une à l'autre. La métaphore (6) ou la comparaison emprunte d'une chose étrangère une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet; il est l'expression ou l'image la plus digne de cette vérité. Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique expression et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse et s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à faire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des règles et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables. »

(1) Chap. I, no 55. Longin, ch. I.

(2) Chap. 1, no 55. Longin, ch. V, VI, XIV.

(3) Discours sur l'Eglogue, par Fontenelle, 1683.

(4) Chap. I, no 55. Longin, ch. XXIV, XXV.

(5) Longin, ch. XXVI, XXXI.

< Oh! sans doute, cela est bon pour Balzac et Voiture, ou pour Messieurs du sublime, comme Racine et Boileau, dit Mme la Duchesse; mais cela n'est bon à rien pour les femmes ?»-« Je ne sais, répond la Bruyère (1), si l'on pourra jamais mettre dans les lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément et plus de style que l'on n'en voit dans celles de Balzac et de Voiture; elles sont vides de sentiments qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail ou d'une pénible recherche; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu'elles placent si juste, que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles le mettent; il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. » On a cherché qu'elles étaient les femmes dont parlait la Bruyère ; il nous semble qu'il parle des femmes de son siècle en général, et que, s'il eût voulu en désigner d'autres que Mme la Duchesse, il n'eût pas manqué de les faire connaître.

Avec M. le Duc, la Bruyère s'occupa des principes et de la pratique da blason (2). Il y avait déjà deux ans qu'il avait remarqué que Son Altesse les avait oubliés : il voulait les lui faire revoir, mais il n'en avait pas eu le temps. Pour donner à cette étude un peu aride quelque attrait et quelque nouveauté, il raconta une foule d'anecdotes sur la manière de devenir noble. Il était né dans une famille où l'on était fort au courant des meilleurs procédés en usage, et il avait été placé dans d'excellentes situations pour les bien étudier.

Un prince du sang trouve si naturel d'être noble, qu'il a peine à comprendre comment on ne l'est pas, ou, si on ne l'est pas, comment on veut l'être. La Bruyère pouvait lui citer ce passage des Essais de Montaigne (3): « Un cadet de bonne maison, ayant pour son appanage une terre, sous le nom de laquelle il a esté cogneu et honnoré, ne peult

(1) Chap. I, n° 37.

(2) Lettre XI.

(3) Essais de Montaigne, chap. Des noms.

honnestement l'abandonner: dix ans aprez sa mort, la terre s'en va à un estranger qui en faict de mesme; devinez où nous sommes de la cognoissance de ces hommes. Il ne faut pas aller querir d'autres exemples, que de notre maison royale, où autant de partages, autant de surnoms : cependant l'originel de la tige nous est eschappé. » Le public s'embrouillait facilement (1) au milieu de tous les changements de noms qui s'opéraient dans la noblesse ; et la confusion qui s'était introduite dans la dénomination des familles ouvrait la porte à l'usurpation. Par cette porte (2) se précipitèrent chevaliers, comtes et barons, qui sortaient du tiers état et se mêlèrent à la noblesse authentique. Le trouble des révolutions politiques leur était favorable; mais ils pullulèrent aussi à l'ombre du gouvernement royal. Pour faire comprendre ce fait historique à M. le Duc, la Bruyère en appela souvent à sa propre expérience de la cour (3): « N*** arrive avec grand bruit, il écarte le monde, se fait faire place : il gratte, il heurte presque (4). Il se nomme on respire, et il n'entre qu'avec la foule. » « C'est une véritable simplicité (5) que d'apporter à la cour la moindre roture et de n'y être pas gentilhomme. » Mais si M. Jourdain y était ridicule (6), Dorante faisait partout des dupes. « Tel abandonne son père, qui est connu et dont l'on cite le greffe ou la boutique (7), pour se retrancher sur son aïeul, qui, mort depuis longtemps, est inconnu et hors de prise; il montre ensuite un gros revenu, une grande charge, de belles alliances, et pour être noble, il ne lui manque que des titres. » On en riait, et il passait dans la foule.

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Pendant la Fronde (8), la haute noblesse, jusques et y compris Condé, s'efforça d'arrêter ce désordre. Vaine résistance au torrent! « Un homme du peuple, à force d'assurer qu'il a vu un prodige, se persuade faussement qu'il a vu un prodige (9). Celui qui continue de cacher son âge pense enfin être aussi jeune qu'il veut le faire croire aux autres. De même le roturier qui dit par habitude qu'il tire son

(1) Le Baron de la Crasse, comédie de R. Poisson, sc. II.

(2) Cf. Revue des Deux Mondes, no du 15 décembre 1882, article d'A. Maury.

(3) Chap. VIII, n 15.

(4) Molière, Impromptu de Versailles. Remerciement au Roi.

(5) Chap. VIII, no 21.

(6) Le Bourgeois gentilhomme, de Molière.

(7) Chap. XIV, no 2.

(8) Saint-Simon, éd. Chéruel, t. V, p. 438-441.

origine de quelque ancien baron ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu'il ne descend pas, a le plaisir de croire qu'il en descend. >> D'ailleurs, « quelle est la roture un peu heureuse et établie (1) à qui il manque des armes, et dans ces armes une pièce honorable, des suppôts, un cimier, une devise, et peut-être le cri de guerre? Qu'est devenue la distinction des casques et des heaumes? Le nom et l'usage en sont abolis; il ne s'agit plus de les porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant et tant de grilles: on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple; on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale ; quelques-uns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne (2) à leur carrosse. » Vous riez sans doute? Point du tout. « Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur (3), et il y parvient. Un grand seigneur affecte la principauté, et il use de tant de précautions, qu'à force de beaux noms, de disputes sur le rang et les préséances, de nouvelles armes et d'une généalogie que d'Hosier ne lui a pas faite, il devient enfin un petit prince. >>

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Non seulement c'est

Pour le coup, cela n'est pas possible. possible, mais encore c'est facile. D'abord, « certaines gens portent trois noms de peur d'en manquer (4): ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyllabe, qu'ils anoblissent par des particules dès que leur fortune devient meilleure. Celui-ci par la suppression d'une syllabe fait de son nom obscur un nom illustre ; celui-là par le changement d'une lettre en une autre se travestit, et de Syrus (nom d'esclave dans la comédie antique) (5), devient Cyrus » (nom d'un ancien conquérant). (M. de Xaintrailles s'appelait Roton de Saintrailles (6); il devient Poton de Xaintrailles, l'illustre compagnon de Jeanne d'Arc.) « Plusieurs suppriment leurs noms, qu'ils pourraient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux, où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toujours d'eux qui les portent, avec les

(1) Chap. XIV, no 5.

(2) Menagiana, t. III, p. 350.

(3) Chap. XIV, no 7.

(4) Chap. XIV, no 9.

(5) Cf. l'Eunuque de Térence.

(6) Saint-Simon, t. VIII, p. 122, t. II, p. 24, et le Chansonnier.

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