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CHAPITRE XXXIX.

1694-1696.

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La Bruyère est si attaché à la cour, qu'il ne veut plus la quitter même pour Paris. — Il décrit sa situation à Versailles. Il ne met au-dessus des grands politiques que ceux qui se consacrent à Dieu. - Dévotion à la mode, pure courtisanerie. Saluts, concerts des Théatins. Le père Caffaro. Exagération de Bossuet contre les poètes dramatiques. Insuccès du père Séraphin. Force de l'habitude. Famine et misère du peuple; procession de la châsse de sainte Geneviève; il pleut! Mort de Mme la Princesse douairière. Vie des grands agitée et malsaine, vie tranquille du philosophe dans la maison de Condé. Il a l'air d'un fou. Il se moque de M. Phélypeaux, fils de Pontchartrain. Bouffonneries de Santeul, souffleté par Mme la Duchesse et consolé par la Bruyère. - Phélypeaux finit par irriter la Bruyère, qui lui répond avec une certaine impertinence. On ne rit pas toujours. Histoire du mariage de M. de Lassay avec M1te de

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Chateaubriand, fille légitimée de M. le Prince.

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La Bruyère entreprend une 9e édition.
Ces corrections indi-

- Point d'augmentations, mais seulement quelques corrections. quent dans quels sentiments était l'auteur, lorsqu'il fut arrêté par la mort. Il avait essayé de faire quelques dialogues sur le quiétisme. Dégoûté de tout, sauf des vérités éternelles, il mourut subitement le 11 mai 1696 à Versailles, à l'hôtel de Condé. fut inhumé le 12 mai dans l'église de Saint-Julien.

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« Il y a dans les cours deux manières de ce que l'on appelle congédier son monde ou se défaire des gens (1): se fâcher contre eux, ou faire si bien qu'ils se fâchent contre vous et s'en dégoûtent. » Les deux manières furent employées, aucune ne réussit contre la Bruyère. Après avoir bien médit de la cour, il s'aperçut qu'il était encore mieux là que partout ailleurs. Paris, qu'il avait jadis tant aimé, tant étudié, n'avait plus pour lui le même charme (2) : « Paris, pour l'ordinaire

(1) Chap. VIII, no 35.

le singe de la cour, ne sait pas toujours la contrefaire; il ne l'imite en caucune manière dans ces dehors agréables et aressants que quelques courtisans, et surtout les femmes, y ont naturellement pour un homme de mérite, et qui n'a même que du mérite: elles ne s'informent ni de ses contrats ni de ses ancêtres; elles le trouvent à la cour, cela leur suffit; elles le souffrent, elles l'estiment; elles ne demandent pas s'il est venu en chaise ou à pied, s'il a une charge, une terre ou un équipage comme elles regorgent de train, de splendeur et de dignités, elles se délassent volontiers avec la philosophie ou la vertu. Une femme de ville entend-elle le bruissement d'un carrosse qui s'arrête à sa porte, elle pétille de goût et de complaisance pour quiconque est dedans, sans le connaître; mais si elle a vu de sa fenêtre un bel attelage, beaucoup de livrées, et que plusieurs rangs de clous parfaitement dorés l'aient éblouie, quelle impatience n'a-t-elle pas de voir déjà dans sa chambre le cavalier ou le magistrat! Quelle charmante réception ne lui fera-t-elle point! Otera-t-elle les yeux de dessus lui? Il ne perd rien auprès d'elle: on lui tient compte des doubles soupentes et des ressorts qui le font rouler plus mollement; elle l'en estime davantage, elle l'en aime mieux. »

A la ville, on n'estime que ceux qui font des contrats et des acquisitions, ou qui tiennent de grands biens de leurs ancêtres : un homme qui n'a que du mérite, fût-il académicien, n'est rien par lui-même. Les Fauconnets, que la Bruyère avait insultés dans son discours à l'Académie (1), avaient toujours le même dédain pour Homère et pour Descartes, et encore moins d'estime qu'auparavant pour le moraliste. Pendant qu'il perdait son temps à des bagatelles, ils s'enrichissaient. Il n'était avec sa philosophie pas plus avancé que son Antisthène (2), vendeur de marée qui s'amusait à écrire il n'était ni mieux logé, ni mieux meublé, ni mieux nourri. « Quand je vois, dit-il (3), de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même : « Fort bien, j'en suis ravi, tant mieux pour eux vous verrez que cet homme-ci est mieux logė, mieux meublé et mieux nourri qu'à l'ordinaire ; qu'il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura fait déjà un gain rai

(1) Chap. v, no 56.
(2) Chap. XII, no 21.
(3) Chap. VI, n° 55.

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sonnable. Dien veuille qu'il en vienne dans peu de temps jusqu'à me mépriser! >>

Mais à la ville on ne rencontrait pas, dit-on, ces politiques et ces diplomates (1) dont toutes les vues, toutes les maximes, tous les raffinements tendent à une seule fin, qui est de n'être point trompé et de tromper les autres. La Bruyère était bien revenu de cette erreur (2) : « Le marchand fait des montres pour donner de sa marchandise ce qu'il y a de pire; il a le cati et les faux jours afin d'en cacher les défauts, et qu'elle paraisse bonne; il la surfait pour la vendre plus cher qu'elle ne vaut; il a des marques fausses et mystérieuses, afin qu'on croie n'en donner que son prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu'il se peut ; et il a un trébuchet, afin que celui à qui il l'a livrée la lui paye en or qui soit de poids. » Ces procédés sont plus grossiers que ceux du diplomate ou du ministre plénipotentiaire, mais ils ne sont pas plus honnêtes.

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Quant à lui la Bruyère, il n'hésite pas à le déclarer : « Dans un méchant homme (3) il n'y a pas de quoi faire un grand homme. Louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins si ses fins sont mauvaises, la prudence n'y a aucune part; et où manque la prudence, trouvez la grandeur, si vous le pouvez. » Trop longtemps le maître de politique de M. le Duc a été obligé de louer le talent extraordinaire de ces hommes sages qui peuvent être loués de leur bonne fortune comme de leur conduite (4), et de dire que le hasard peut être récompensé en eux comme la vertu. Il ne peut s'en dédire : c'est une vérité, mais une vérité plus rare qu'on ne le croit, et surtout qu'on ne le dit. Aujourd'hui qu'il envisage les vérités absolues et les perspectives éternelles, il néglige ses anciennes préférences; et sans nier les succès des politiques, il ajoute (5): « Je ne mets audessus d'un grand politique que celui qui néglige de le devenir, et qui se persuade de plus en plus que le monde ne mérite point qu'on s'en occupe. » Voilà le point de vue où il se place, et à ce point de vue que voit-il ?

(1) Chap. x, no 12. (2) Chap. VI, n° 43.

(3) Chap. XII, no 116 (4) Chap. XII, no 74.

« Deux sortes de gens fleurissent dans les cours, et y dominent dans divers temps, les libertins et les hypocrites (1) ceux-là gaiement, ouvertement, sans art et sans dissimulation; ceux-ci finement, par des artifices, par la cabale. Cent fois plus épris de la fortune que les premiers, ils en sont jaloux jusqu'à l'excès; ils veulent la gouverner, la posséder seuls, la partager entre eux et en exclure tout autre ; dignités, charges, postes, bénéfices, pensions, honneurs, tout leur convient et ne convient qu'à eux; le reste des hommes en est indigne; ils ne comprennent point que sans leur attache on ait l'imprudence de les espérer. Une troupe de masques entre dans un bal: ont-ils la main, ils dansent, ils se font danser les uns les autres, ils dansent encore, ils dansent toujours; ils ne rendent la main à personne de l'assemblée, quelque digne qu'elle soit de leur attention on languit, on sèche de les voir danser et de ne danser point : quelques-uns murmurent; les plus sages prennent leur parti et s'en vont. » Il se mit un peu à l'écart pour réfléchir sur ce qu'il avait vu (2): « Il y a deux espèces de libertins : les libertins, ceux du moins qui croient l'être, et les hypocrites ou faux dévots, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas être crus libertins : les derniers dans ce genre-là sont les meilleurs. >> Du reste, cela revient au même : en effet, « le faux dévot ou ne croit pas en Dieu, ou se moque de Dieu ; parlons de lui obligeamment : il ne croit pas en Dieu (3). »

S'il croyait en Dieu, on le verrait à sa conduite. Or quel est le plus bel effort de la dévotion du temps? « Négliger vêpres comme une chose antique et hors de mode (4), garder sa place soi-même pour le salut (où le roi venait souvent), savoir les êtres (ou dispositions particulières) de la chapelle (de Versailles), connaître le flanc (les tribunes qui étaient à droite et à gauche sous les yeux de Sa Majesté), savoir où l'on est vu et où l'on n'est pas vu; rêver dans l'Église à Dieu et à ses affaires, y recevoir des visites, y donner des ordres et des commissions, y attendre les réponses; avoir un directeur mieux écouté que l'Évangile ; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur, dédaigner ceux dont le directeur a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut; n'aimer de la parole de Dieu

(1) Chap. XVI, no 26.

(2) Chap. XVI, no 27.

(3) Chap. XVI, no 27.

(4) Chap. XIII, no 21.

LA BRUYÈRE. - T. II.

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que ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacrements donnés de sa main à ceux qui ont moins de cette circonstance; ne se repaître que de livres de spiritualité, comme s'il n'y avait ni évangiles, ni épîtres des apôtres, ni morale des Pères ; lire ou parler un jargon inconnu aux premiers siècles; circonstancier à confesse les défauts d'autrui, y pallier les siens; s'accuser de ses souffrances, de sa patience; dire comme un péché son peu de progrès dans l'héroïsme; être en liaison secrète avec de certaines gens contre certains autres ; n'estimer que soi et sa cabale, avoir pour suspecte la vertu même; goûter, savourer la prospérité et la faveur, n'en vouloir que pour soi, ne point aider au mérite, faire servir la piété à son ambition, aller à son salut par le chemin de la fortune et des dignités : c'est du moins jusqu'à ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps. » Après avoir fait ainsi la confession du dix-septième siècle sur la fin de ses années, il nous laisse entendre que ces dévots-là sous un roi athée seraient athées : c'est en effet ce qui arriva sous le règne de Louis XV.

Mais Louis XIV lui-même riait des comédies que lui donnait la dévotion des courtisans. Saint-Simon en cite un exemple fameux (1): << M. de Brissac, major des gardes du corps, voyait avec impatience toutes les tribunes de la chapelle de Versailles bordées de dames, l'hiver, au salut, les jeudis et les dimanches, où le roi ne manquait guère d'assister. Sous prétexte de lire dans leurs heures, elles avaient toutes de petites bougies devant elles pour se faire connaître et remarquer. Un soir que le roi devait aller au salut, les gardes étant postés et les dames placées, vers la fin de la prière qui était suivie du salut, arrive le major, qui paraît à la tribune royale, lève son bâton, et tout haut : « Gardes du roi, retirez-vous, rentrez dans vos salles, le roi ne viendra pas. » Aussitôt les gardes obéissent; les dames murmurent tout bas entre elles; les petites bougies s'éteignent; et voilà toutes les dames parties, sauf cinq ou six qui demeurèrent pour le salut. Brissac avait placé aux débouchés de la chapelle, pour arrêter les gardes, des brigadiers qui leur firent reprendre leur poste sitôt que les dames furent assez loin pour ne pas s'en douter. Là-dessus arriva le roi ; bien étonné de ne point voir de dames remplir les tribunes, il demanda par quelle aventure il n'y avait personne. Au sortir du salut, Brissac lui conta ce

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