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autre qu'il aurait pu prendre, quelque éclatant qu'il pût être.« L'effet de cette retraite, dit Saint-Simon (1), fut incroyable, jusque parmi les soldats, et même parmi les peuples. Luxembourg, au désespoir de voir échapper une si glorieuse et si facile campagne, se mit à genoux devant le roi et ne put rien obtenir. Mme de Maintenon craignait les absences du roi ; ses larmes et ses lettres l'emportèrent sur les plus puissantes raisons d'État. Les ennemis ne purent cacher leur surprise et leur joie. Tout ce qui revenait des ennemis n'était guère plus scandaleux que ce qui se disait dans les armées, dans les villes, à la cour même, par des courtisans ordinairement si avides de se retrouver à Versailles, mais qui se faisaient honneur d'en être honteux. Les plus mauvais bruits circulaient de tous côtés, lorsque le roi se fit lire à Marly le discours de la Bruyère à l'Académie française, sinon tout entier, au moins les passages que l'on avait crus capables de blesser Sa Majesté ou Mme de Maintenon. Heureusement on n'y trouva rien à dire et « Marly, où la curiosité de l'entendre s'était répandue (2), n'a point retenti d'applaudissements que la cour ait donnés à la critique qu'on en avait faite. » Désormais, pendant que le roi, retiré dans son balustre, veillera sur tout l'État, la Bruyère pourra dormir en repos.

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M. le Prince, laissant à l'armée de Flandre M. le Duc et le prince de Conti, était revenu avec le roi et les dames. Pendant quelque temps il dut être inquiet sur la manière dont on prendrait à la cour les considérations politiques de la Bruyère dans son discours à messieurs de l'Académie; je suppose qu'il fit plus d'une critique à l'homme de lettres de la maison de Condé il se flattait d'être un homme de goût (3), capable de juger les ouvrages de littérature et de marquer aux écrivains le ridicule de leurs écrits. Mais quand il apprit que la Bruyère, accusé à Versailles, avait été acquitté à Marly, il ne pouvait pas décemment se montrer plus difficile que le roi et Mme de Maintenon. Heureux de voir que, dans un moment si périlleux, la Bruyère ne lui eût attiré sur les bras aucune affaire désagréable, il reconnut l'innocence de la harangue académique, et se contenta de faire quelques critiques littéraires, par acquit de conscience. C'est ainsi,

(1) Saint-Siméon, éd Boislisle, t. I, p. 229, 230.

(2) Préface du discours.

(3) Souvenirs du président Bouhier.

j'imagine, que le discours de la Bruyère (1) « sut franchir Chantilly, écueil des mauvais ouvrages ».

Tout le monde voulut lire le fameux discours. Deux libraires ont plaidé à qui l'imprimerait: E. Michallet, éditeur de la Bruyère, et Coignard, libraire-imprimeur de l'Académie. Ils l'imprimèrent tous les deux, et le public les mit d'accord en enlevant les deux éditions : ils finirent par faire un accommodement. Il fallut bien reconnaître aussi que le discours tant décrié par les Théobaldes avait moins mal réussi dans le public que les Théobaldes ne l'avaient espéré. « Paris, à qui on l'avait promis mauvais, satirique, insensé, se plaignit qu'on lui avait manqué de parole. » Le jugement de la cour et de la ville, dse grands et du peuple, parut favorable à la Bruyère : que pouvait-il désirer de plus? Il prophétisa. « Je vois les temps, le public me permettra de le dire, où ce ne sera pas assez de l'approbation qu'il aura donnée à un ouvrage pour en faire la réputation pour y mettre le dernier sceau, il sera nécessaire que certaines gens le désapprouvent, qu'ils y aient baillé. »

Mais ces « certaines gens », furieux d'avoir été trompés, joués, bernés et persiflés, voulurent se venger sur M. de la Loubère. Le jour de son élection, sur 21 académiciens présents, il y eut 8 boules noires; s'il y avait eu une seule boule noire de plus, M. de la Loubère était, d'après les statuts, à tout jamais exclu de l'Académie française. Il fut reçu néanmoins (24 août); mais, comme dit une chanson, c'est un impôt que Pontchartrain veut mettre sur l'Académie. A quelque temps de là, après l'élection du traducteur Goiband Dubois, ancien maître à danser (novembre 1693), le président Rose, en faisant part à ses collègues de l'approbation du roi, ajoutait (2) : « Je ne dois vous laisser ignorer une circonstance qui semble mériter une sérieuse attention pour l'avenir, c'est la joie que le roi a témoignée d'apprendre que vos suffrages ont été libres, et sans mélange de la moindre cabale ni recommandation étrangère. »

Quant à la Bruyère, qui voyait si bien les fautes d'autrui, il put aussi reconnaître les siennes. Boileau (3) eut le courage de lui dire que « son discours était mauvais, quoique d'ailleurs très ingénieux et

(1) Préface du discours à l'Académie.

(2) Histoire de l'Académie, par P. Mesnard, p. 40.

(3) Boloana, ou Entretiens de M. de Losme de Monchesnay avec M. Despréaux. Œuvres de Boileau, édition Saint-Marc, 1747, t. V, p. 77.

parfaitement écrit, en effet, l'éloquence ne consiste pas seulement à dire de belles choses; elle tend à persuader, et pour cela il faut dire des choses convenables aux temps, aux lieux et aux personnes ». A notre avis, c'est par là que la Bruyère avait manqué. Il avait pris le discours de Fénelon pour modèle ; mais combien, à ce point de vue, ne lui était-il pas demeuré inférieur en élévation, en facilité, en politesse! M. de la Loubère fut offensé du rôle ridicule que la Bruyère lui avait fait jouer en le comparant à un père qui mène son fils au spectacle; il ne pouvait pas se plaindre du compliment que le moraliste lui avait adressé en pleine Académie, de s'être oublié en sa faveur; mais il ne le lui pardonna jamais. On ne se moque pas ainsi des gens en face, si l'on ne veut pas qu'ils s'en souviennent. Le fils de Pontchartrain, élève de Tourreil et de la Loubère, se fera un vrai plaisir de venger Théodote, Érophile et peut-être Zélie : il ne cessera de reprocher à son ami la Bruyère «ses agréables folies et ses divertissantes extravagances ».

CHAPITRE XXXVIII.

1693-1694.

de mœurs qui réussissent.

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Comparaison des caractères de la 8° édition avec la préface du discours à l'Académie. — Orgueil et modestie de la Bruyère. Thomas Corneille et de Visé associés pour la rédaction du Mercure galant. Médiocrité de leurs ouvrages. Ils dénigrent les ouvrages « C'est médisance, c'est calomnie. » Comment la Bruyère se justifie lui-même. On reprend des endroits faibles de son livre. Ou n'y en a-t-il pas? Statue équestre de Louis XIV par le Bernin. Fontenelle, ou Cydias. - Charpentier et le caractère d'Arrias. - Protestation éloquente contre les clefs. Antagoras, ou le chicaneur. Le courtisan ambitieux : M. le Prince, M. de Vendôme et toute la cour fournissent différents traits à ce caractère. Arténice, Mme la Duchesse; Elvire, et la duchesse du Maine. Fagon, Esculape. quis de Caretto, ou les charlatans.

Irène vient le consulter. Le mar

- Clitiphon ou de l'égoïsme, Gourville. - Des hommes de lettres, ou l'amour de la gloire. La Bruyère reçoit de Bossuet d'éloquents conseils sur ce sujet il renonce à écrire de nouveaux caractères et se prépare à mourir chrétiennement.

<< Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole: honte de l'humanité (1). » « Notre bien amé Étienne Michallet... nous a fait représenter qu'en vertu de nos lettres patentes du 8 octobre 1687 pour dix années, il aurait imprimé un livre intitulé les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les caractères ou mœurs de ce siècle; lequel il désirerait faire réimprimer avec des augmentations considérables faites par l'auteur, même y joindre la harangue qu'il a prononcée à l'Académie française. A ces causes... nous lui permettons et continuons par ces présentes de lui permettre d'imprimer et réimprimer ledit livre et augmentations cidessus... pendant le temps de dix années consécutives à commencer

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du jour de l'expiration de nos précédentes lettres de permission... » Ainsi Michallet était parvenu, non seulement à régulariser sa position avec les lois et règlements de la librairie, et à faire approuver les énormes augmentations que la Bruyère avait introduites dans les quatrième, cinquième, sixième et septième éditions, mais encore à justifier les augmentations considérables faites par l'auteur à la huitième édition, et à obtenir un privilège qui ne devait prendre fin qu'en 1707. Jusque-là il pouvait exploiter l'esprit de la Bruyère en pleine liberté il en avait le monopole.

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Ce privilège fut enregistré le 4 du mois de mars 1694; d'où l'on a conclu que la huitième édition des Caractères ne fut imprimée qu'après cette date. L'impression commencée, on exigea de l'auteur qu'une main fût placée en marge de chacune des additions de la huitième édition, pour que les remarques nouvelles ne pussent pas échapper à l'attention du lecteur. La Bruyère ne le voulait pas, mais il s'y résigna et avertit le public que cette main était exigée de lui (1). « Lorsqu'on désire, on se rend à discrétion à celui de qui l'on espère : est-on sûr d'avoir, on temporise, on parlemente, on capitule (2). » Qu'est-ce donc que désirait la Bruyère? C'était, je suppose, d'ajouter la préface à son discours du moins il voulait répondre aux critiques du Mercure galant (3) sur son ouvrage des Moeurs et sur sa harangue à messieurs de l'Académie. La huitième édition et la préface du discours s'expliquent l'une l'autre, et nous montrent comment travaillait notre

auteur.

Les Théobaldes, dont le Mercure galant était l'organe officiel, reprochaient à la Bruyère son orgueil et son ingratitude: il se croyait digne du choix de l'Académie, et il n'avait pas adressé les remerciements qu'il devait. « J'en conviens, répondait-il; être au comble de ses vœux de se voir académicien; protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois d'un si rare bonheur est le jour le plus beau de sa vie; douter si cet honneur qu'on vient de recevoir est une chose vraie ou qu'on ait songée; espérer de puiser désormais à la source les plus pures eaux de l'éloquence française; n'avoir accepté, n'avoir désiré une telle place que pour profiter des lumières de tant de personnes si éclairées; promettre que, tout indigne de leur choix qu'on se reconnaît, on s'ef

(1) P. 75 de la 8o éd. (2) Chap. XI, n 20. (3) N° de juin 1693.

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