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et un juge les fonctions de juge; si un ministre ne néglige rien pour exercer son ministère dans la perfection; si tous marchent dans la voie qui leur est marquée, d'un pas ferme et assuré, sans empiéter sur le terrain d'autrui ni s'ingérer en ce qui est du ressort des autres, alors le bon ordre règne et Dieu se montre aux hommes qui ont écouté ses commandements.

En effet, que, content de son bien, chacun s'abstienne de celui de ses voisins, on a pour toujours la paix et la liberté (1); que les hommes, reconnaissants des services que chacun d'eux rend à l'État ou à la société, se respectent les uns les autres et se traitent avec une mutuelle bonté, à l'avantage de n'être jamais mortifiés ils joindront le grand bien de ne mortifier personne (2): alors la politesse des mœurs exprime le degré de civilisation où l'on est parvenu, et la véritable philosophie se confond avec la sagesse, avec la raison la plus éclairée (3). Mais la raison tient de la vérité, elle est une; l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille (4). L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on ferait des sots et des impertinents. Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l'homme, ou ne le connaît qu'à demi : quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte. Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon; il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l'humanité; il calcule presque en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable. >>

Une curieuse découverte des esprits forts fut le moyen de goûter les et plaisirs de la raison sans avoir l'ennui d'être raisonnable. « La philo sophie, écrivait Fontenelle (5), est en elle-même une chose admirable

(1) Chap. x, no 9.

(2) Chap. XI, n 131. (3) Chap. XI, n 132.

(4) Chap. XI, n 156.

(5) Dialogues des morts, Anacréon et Aristote.

et qui peut être fort utile aux hommes; mais parce qu'elle les incommoderait, si elle se mêlait de leurs affaires et si elle demeurait auprès d'eux à régler leurs passions, ils l'ont envoyée dans le ciel arranger des planètes et en mesurer les mouvements; ou bien ils la promènent sur la terre pour lui faire examiner ce qu'ils y voient. Enfin ils l'occupent le plus loin d'eux qu'il leur est possible. Cependant comme ils veulent être philosophes à bon marché, ils ont l'adresse d'étendre ce nom, et ils le donnent à ceux qui font la recherche des causes naturelles. On a donc dispensé les philosophes d'être philosophes, et l'on s'est contenté qu'ils fussent astronomes ou physiciens. Ainsi l'on a trouvé le moyen de faire une morale qui ne touche pas les hommes de plus près que l'astronomie. » Toute la philosophie du dix-huitième siècle va passer par cette onverture avec les systèmes absolus et téméraires de la morale indépendante. La Bruyère voyait déjà paraître les têtes de colonne de cette invasion. Il y a déjà longtemps qu'il étudie les esprits forts; il connaît leur généalogie; il les fait descendre de Voiture, Sarrasin et Benserade, dont il signale la mort subite ou inopinée; il admire la hardiesse de leur conduite et les prévient du sort qui les attend. « Il y a des gens qui gagnent à être extraordinaires (1) ils voguent, ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent; ils parviennent, en blessant toutes les règles de parvenir; ils tirent de leur irrégularité et de leur folie tous les fruits d'une sagesse la plus consommée; hommes dévoués à d'autres hommes, aux grands à qui ils ont sacrifié, en qui ils ont placé leurs dernières espérances, ils ne les servent point, mais ils les amusent. Les personnes de mérite et de service sont utiles aux grands, ceux-ci leur sont nécessaires; ils blanchissent auprès d'eux dans la pratique des bons mots, qui leur tiennent lieu d'exploits dont ils attendent la récompense ; ils s'attirent, à force d'être plaisants, des emplois graves, et s'élèvent par un continuel enjouement jusqu'au sérieux des dignités; ils finissent enfin, et rencontrent inopinément un avenir qu'ils n'ont ni craint ni espéré. Ce qui reste d'eux sur la terre, c'est l'exemple de leur fortune, fatal à ceux qui voudraient le suivre. »

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Cet avertissement ne pouvait effrayer ceux auxquels il s'adressait : ils avaient appris à douter de tout. « C'est ce que nous entendons tous les jours, disait Fénelon (2) au moment même où la Bruyère

(2) 5 janvier 1685, sermon pour l'Épiphanie.

était introduit à la cour de France; un bruit sourd d'impiété vient frapper nos oreilles, et nous en avons le cœur déchiré. Après s'être corrompus dans ce qu'ils connaissent, ils blasphèment ce qu'ils ignorent. Mais l'impiété tremble sous Louis, et, comme Salomon, il la dissipe de son regard. » Fénelon se trompait; le regard de Louis XIV pouvait faire trembler (1) ses courtisans sans détourner le courant de leurs idées la Bruyère remarqua (2) de notables changements dans les costumes, les habitudes et l'extérieur des hommes, non dans le fond de leur cœur ni dans leurs moeurs. La révocation de l'édit de Nantes, qui devait établir l'unité religieuse en France, n'avait fait qu'augmenter le nombre des sceptiques ; et si les protestants ne pouvaient plus faire entendre dans le royaume la parole de leur Évangile, l'incrédulité, surtout parmi les nouveaux catholiques, n'était pas muette; elle se glissait partout, même à la cour, sous des railleries piquantes ou des questions insidieuses. La réforme de la cour, par l'influence de Mme de Maintenon, ne parvint qu'à dissimuler certains scandales et à donner plus d'éclat à d'autres. D'où il était résulté une sorte de découragement qu'on n'avouait pas. Le roi avait beau corriger ses mœurs, rectifier sa conduite; tous paraissaient l'imiter, mais chacun vivait toujours à sa mode (3): chacun, ingénieux à se flatter, se faisait pour des temps nouveaux une nouvelle conscience. En 1692, la Bruyère prit part à un effort remarquable des esprits d'élite pour arrêter le mouvement de la civilisation sur cette pente dangereuse; osait-il espérer d'y réussir? Quoiqu'il ne dît guère que des choses dignes d'être goûtées (4), il était aussi surpris que jamais qu'on pût goûter ses Caractères. Permis à Bossnet et Fénelon de prédire sur le ton des prophètes les temps qui se hâtaient d'arriver, où le dérèglement, non content d'être toléré, deviendra la règle et appellera excès tout ce qui s'y oppose. Quant à la Bruyère, quoiqu'il eût le pressentiment des révolutions du dix-huitième siècle, il s'arrêtait en silence devant l'impénétrable secret de l'avenir (5). Descartes ne veut pas qu'on décide sur les moindres vérités avant qu'elles soient connues clairement et distinctement.

(1) Chap. VIII, no 13.

(2) Chap. XIII, nos 1, 17, 18, 19.

(3) Chap. XIII, no 23.

(4) Épilogue du ch. XVI des Caractères.

(5) Chap. XII, no 42.

CHAPITRE XXXVII.

1693.

Situation de la Bruyère à la ville, à la cour et dans la maison de Condé. Zénobie, ou Me de Monspensier, et son château de Choisy. Mademoiselle donne ce château à Monseigneur. Mort de Pellisson; on l'accuse de n'être pas mort dans la foi catholique Fénelon lui rend un témoignage public. Réception de Fénelon à l'Académie : son beau discours et sa théorie littéraire. Alors Pontchartrain fait nommer à l'Académie l'abbé Bignon son neveu, et la Bruyère. Ruse de la Loubère pour entrer å l'Académie après eux. - État des esprits, le 15 juin, lorsque la Bruyère prononça sa

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harangue. · Contraste entre les deux orateurs. Causes diverses de l'insuccès de la Bruyère. Son apostrophe aux gens pécunieux, ses cinq portraits, caractère du roi : il se moque de la Loubère, de l'Académie et des académiciens. Réponse de Charpentier. Fureur des Théobaldes: ils font de vains efforts pour se venger. · Pontchartrain et son neveu se prononcent contre eux. — Le roi aussi, et M. le Prince, et la cour et la ville. Élection de la Loubère. Le roi fait savoir à l'Académie qu'il n'aime pas les cabales.

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Dans la septième édition aucun signe particulier ne distinguait les nouveaux caractères; mais à la fin du volume se trouvait une table des nouveaux caractères et des anciens auxquels il avait été ajouté. M. Servois (1) a relevé dans cette table assez d'inexactitudes pour ne pas en attribuer à l'auteur la responsabilité. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cette édition, c'était l'élévation du tiers état dans le gouvernement de Louis XIV et l'éloge habilement déguisé du ministère de Pontchartrain; mais c'était aussi la lutte acharnée, implacable, du moraliste contre ses ennemis, qui devenaient de jour en jour plus nombreux et plus irrités. Cette lutte s'était concentrée dans les élections académiques : telle était l'animosité des Théobaldes,

(1) Notice bibliographique, la Bruyère, t. III, p. 145.

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qu'il n'y avait plus aucune apparence que la Bruyère pût être jamais reçu à l'Académie française. Il avait profité de l'occasion pour faire à son usage un petit traité de philosophie chrétienne, qui ne laissait pas de lui inspirer l'espérance d'un monde meilleur, mais après sa mort. Dans cette situation resserrée, sans perspective et sans avenir, la Bruyère pouvait s'appuyer sur ses Altesses et la maison de Condé; persistera-t-il obstinément dans sa résolution de ne leur rien demander? M. le Prince lui savait gré d'avoir publié le beau caractère d'Émile c'était la première fois que S. A. S. voyait un portrait du grand Condé dont on pût être satisfait. Mme la Duchesse sut mauvais gré au moraliste de certaines observations qu'elle s'appliqua comme autant de censures impertinentes : le moraliste était devenu ennuyeux; c'était un crime abominable. Dès lors on pouvait lui reprocher mille sottises et tous les méfaits possibles. M. le Duc aurait voulu savoir à quoi pourrait servir un moraliste. Était-ce de philosophie et de vertu qu'il s'agissait dans la dernière campagne de Flandre? Or M. le Duc s'était encore plus distingué à la bataille de Steinkerque qu'au siège de Namur. L'on attribuait à sa valeur et à celle du prince de Conti, non moins qu'à celle des autres princes et de la plus florissante jeunesse du royaume, cette victoire, qui, dit Voltaire (1), fit à Versailles, à Paris et dans les provinces un effet qu'aucune bataille gagnée n'avait fait encore. Les acclamations dont on saluait les vainqueurs allèrent à la démence. Toutes les femmes s'empressaient d'attirer leurs regards. Les hommes portaient alors des cravates de dentelles qu'on arrangeait avec assez de peine et de temps. Les princes s'étaient habillés avec assez de précipitation pour le combat où l'ennemi les avait surpris, et avaient passé négligemment ces cravates autour de leur cou: les femmes portèrent des ornements faits sur ce modèle. On les appela des steinkerques. Toutes les bijouteries nouvelles étaient à la steinkerque. Le peuple s'attroupait autour des princes qui s'étaient trouvés à cette bataille; on les aimait d'autant plus que leur faveur à la cour n'était pas, disait-on, égale à leur gloire. Au milieu de ce fol enthousiasme, le sang-froid du moraliste semblait ridicule. Auprès des princes il n'y avait plus de place que pour les coureurs d'aventures galantes ou les hirondelles d'hiver, comme les appelait M. de Lassay, pour les hommes fins et entendus

(1) Siècle de Louis XIV.

LA BRUYÈRE.

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T. II.

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