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848 21270 A42 V. 2.

LA BRUYÈRE

کان

DANS

LA MAISON DE CONDÉ.

CHAPITRE XXII.

1687-1688.

État de la maison de Condé en 1687. — Quels changements apporte la mort de Condé dans
les caractères de M. le Prince son fils, de Mme la Princesse, de M. le Duc et de
Mme la Duchesse.
Situation particulière de la Bruyère auprès des Altesses auxquelles
il est attaché. Leçons de littérature à Mme la Duchesse, de blason à M. le Duc.
Quelles sont les graves occupations de M. le Duc.

- Le carrosse d'un grand, ou la faveur de M. de Xaintrailles. Les bonnes fortunes de M. le Duc. - Le roi casse la chambre des filles d'honneur de Mme la Dauphine. De l'opinion morale et religieuse au commencement de l'an 1688. - Le livre des Caractères est achevé d'imprimer; cartons de la première édition. Publication de l'ouvrage; effet qu'il produit à la cour, à la ville, jusqu'en Hollande, auprès des protestants et des catholiques. L'Histoire des variations par Bossuet n'a pas d'abord un succès aussi prompt ni aussi étendu.

En 1687, on vendait à Paris, chez Bonnard, imprimeur-libraire, rue Saint-Jacques, à l'Aigle, une nouveauté datée de la fin de 1686: c'était une grande et belle gravure qui représentait Henri-Jules de Bourbon, prince de Condé, sur un cheval au galop; M. le Prince avait le costume d'un général vainqueur, et brandissait le bâton du commandement, avec cette devise:

LA BRUYÈRE. - T. II.

1

A de nouveaux exploits par la gloire guidé,

Ce prince encore vainqueur grossira notre histoire ;
Qu'il combatte, il suffit au seul nom de Condé,
L'on verra voler la victoire.

Basse flatterie! « Mon fils, vous n'avez plus de père! » lui avait dit le grand Condé mourant. La terrible signification de ces deux mots si simples sera expliquée ainsi par la Bruyère (1) : « Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre, des hommes rares, exquis, qui brillent par par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls ni descendants. >>

Henri-Jules de Bourbon, qu'on appelait maintenant M. le Prince, vit, à la mort de son père, un vide immense s'ouvrir sous ses pieds. Il contempla cet abîme avec effroi, et il éprouva une sorte de vertige. Les flatteurs avaient beau répéter (2) que son père lui avait transmis fidèlement les éminentes qualités dont il avait hérité de ses aïeux, et les avait développées par ses leçons domestiques pour qu'elles arrivassent plus brillantes encore à ses héritiers, il aimait à entendre ces mensonges, mais il n'y croyait pas. Dans la vie ordinaire, devant le roi, il ne laissait rien paraître; devant les courtisans, il gardait (3) l'air impassible d'un prince dont on admirait depuis longtemps l'esprit et le bon goût. Dans la maison de Condé, ce n'était plus le même homme (4). Souvent il demeurait enfermé sous je ne sais combien de verrous, et personne ne pouvait le voir sa femme et ses enfants n'osaient pas même entrer dans sa chambre sans qu'il les mandât. Avec raison, la Bruyère trouvait ce sérieux affecté (5) : « Un homme qui n'a de l'esprit que dans une certaine médiocrité est sérieux et tout d'une pièce; il ne rit point, il ne badine jamais, il ne tire aucun fruit de la bagatelle; aussi incapable de s'élever aux grandes choses que de s'accommoder, même par relâchement, des petites, il sait à peine jouer avec ses enfants. » Souvent aussi M. le Prince changeait d'humeur.

(1) Chap. II, no 22, 5o édition.

(2) Pompe funèbre de feu M. le prince de Condé à Notre-Dame, Devises du mausolée, par le P. Menestrier, p. 21, 26, 27, chez Michallet, 1687.

(3) Mercure galant, décembre 1687.

(4) Recueil de Lassay, t. I, p. 353.

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Alors quittant tout d'un coup le rôle du sage des stoïciens (1), il s'agitait, il courait, il allait partout, à Paris, à Versailles, à Éconen, à Chantilly ; il examinait tout, il critiquait tout, et, jamais content, il se mettait en colère pour des bagatelles sans aucun motif. Oui, « cet homme qui se trouvait (2) naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux, à qui rien ne saurait arracher une plainte, cet homme qui serait demeuré ferme et inébranlable sur les ruines de l'univers, se désespérait, étincelait des yeux et perdait la respiration pour un chien perdu ou une porcelaine mise en pièces. » Il pouvait être insensible aux injures, à l'ingratitude, et regarder froidement la douleur et la mort comme choses indifférentes, mais il s'était fait de l'héroïsme ou de la grandeur une idée fausse que la Bruyère corrige ainsi (3): « La fausse grandeur est farouche et inaccessible comme elle se sent faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire ; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près ; plus on la connaît, plus on l'admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits. >>

:

Me la Princesse, malgré sa modestie et sa soumission de novice à son mari, avait une véritable grandeur dans le caractère : elle soutint sans peine l'épreuve où la raison de M. le Prince faillit succomber. Elle n'avait jamais mis sa confiance en elle-même; elle savait que le bras de Dieu qui la soutenait n'était pas raccourci. Tranquille et douce, elle s'occupa comme par le passé, non de ses plaisirs, mais de ses devoirs, et continua au milieu des tracasseries de M. le Prince, sans aigreur, sans impatience, à tout croire et tout souffrir; mais elle tint son rang à la cour, et termina l'éducation de ses filles.

(1) Recueil de Lassay, t. I, p. 341, 342.

(2) Chap. XI, n° 3.

(3) Chap. II,n 42.

M. le Duc et Mme la Duchesse étaient émancipés depuis longtemps, mais plutôt de nom que de fait. Condé laissait flotter les rênes qu'il tenait de sa main mourante. Après sa mort, M. le Duc et Mme la Duchesse devinrent entièrement libres. Néanmoins, pendant les premiers temps de ce grand deuil, ils ne s'aperçurent pas de leur liberté. La bienséance les empêchait de trop se dissiper, et ils employèrent souvent le temps dont ils pouvaient disposer à faire avec M. de la Bruyère des lectures qu'il s'efforça de rendre intéressantes. Il y était bien obligé quel honneur pour ce pauvre gentilhomme d'instruire les Altesses auxquelles il était attaché!

Son ami Fleury lui donnait alors de bons conseils, que l'on retrouve dans les Devoirs des maîtres et des domestiques (1). La Bruyère semble répondre ainsi aux conseils de son ami Fleury (2): « Vous dites qu'il faut être modeste; les gens bien nés ne demandent pas mieux : faites seulement que les hommes n'empiètent pas sur ceux qui cèdent par modestie, et ne brisent pas ceux qui plient. De même l'on dit : <<< Il faut avoir des habits modestes. » Les personnes de mérite ne désirent rien davantage; mais le monde veut de la parure, on lui en donne; il est avide de la superfluité, on lui en montre. Quelques-uns n'estiment les autres que par de beau linge et par une riche étoffe ; l'on ne refuse pas toujours d'être estimé à ce prix (3). Il y a des endroits où il faut se faire voir un galon d'or plus large ou plus étroit vous fait entrer ou refuser. » En faisant toutes ces concessions à l'étiquette, à la coutume, à sa charge, il se gardait bien d'en tirer vanité; mais il n'en était pas non plus intimidé. Il bravait tranquillement le qu'en-dira-t-on : « Comme il faut se défendre de cette vanité qui nous fait penser que les autres nous regardent avec curiosité, avec estime, et ne parlent ensemble que pour s'entretenir de notre mérite et faire notre éloge (4), aussi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de croire qu'on ne se parle à l'oreille que pour dire du mal de nous, ou que l'on ne rit que pour s'en moquer. » Mais il avait peine à supporter les dédains des gens du service. « Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte

(1) Paris, 1688, in-12.

(2) Chap. XI, n 71.

(3) Inventaire du mobilier de la Bruyère, publié par M. Servois dans sa Notice biographique, p. CLXXXIII.

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