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Alexandre dans l'antiquité, n'en sont-ils pas des preuves éclatantes? N'avait-on pas remarqué jadis chez M. le Prince, dans sa jeunesse (1), cette vertu anticipée que l'on remarque aujourd'hui chez le Dauphin? La Bruyère transporta vite (2) sa réflexion sur les enfants des dieux du chapitre Des jugements, où il se moque des erreurs des hommes, au chapitre Du mérite personnel (3), où tout est sérieux et grave; il la placa de manière que le doute devînt une affirmation en sens contraire, la malice un compliment, l'injure une flatterie. M. le Prince ne pouvait plus se plaindre: il était aussi bien traité que son père le grand Condé, qu'Alexandre ou le Dauphin. La remarque qui, dans la deuxième édition, suivait « les enfants des dieux », se trouva celle-ci (4) : « Un homme d'esprit et d'un caractère simple et droit peut tomber dans quelque piège; il ne pense pas que personne veuille lui en dresser, et le choisir pour être sa dupe : cette confiance le rend moins précautionné, et les mauvais plaisants l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à perdre pour ceux qui en viendraient à une seconde charge : il n'est trompé qu'une fois. » Les mauvais plaisants revinrent à la charge; alors voici ce qui se passa (5): « Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n'ont pas compris le sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y mettent du leur ; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu'ils sont mauvais, et tout le monde convient qu'ils sont mauvais ; mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire. >>

Quoique M. le Prince n'admirât point le livre des Caractères et se contentât de l'approuver, il n'en était pas moins satisfait du succès qu'obtinrent la première et la deuxième édition. Cela ne pouvait que donner un peu de lustre à la maison dont l'auteur était gentilhomme, et même être de quelque utilité dans la conduite des projets politiques que nourrissait Son Altesse. La Bruyère était un homme de lettres assez fier, mais il n'était ni égoïste ni ambitieux: M. le Prince pourra commodément mettre en usage ses talents et sa bonne volonté. Il

(1) Spanheim, Relation, p. 86.

(2) Deuxième édition.

(3) Chap. II, no 33.

(4) Chap. II, no 36.

(5) Chap. 1, no 22, 4o édition.

avait de l'esprit; il comprenait bien les vues et les intérêts des princes; si on le dirige bien, il pourra dans certaines occasions rendre de vrais services.

Depuis que la maison de Condé avait perdu le titre de premier prince du sang, elle était dominée par la maison d'Orléans : ainsi le voulaient les lois de la monarchie et les traditions nationales. M. le Prince pouvait le regretter, il devait s'y résigner. Mais la maison de Condé était menacée par la faveur croissante des princes légitimés; poussés par une puissance occulte, ils s'avançaient insensiblement vers toutes les dignités ; et M. le Prince n'avait pas même le droit de s'en plaindre. En effet, il ne pouvait plus rien revendiquer pour lui. N'avaitil pas longtemps demandé et enfin obtenu le mariage de son fils unique avec la fille de Mme de Montespan, comme le plus grand honneur que le roi pût accorder à la maison de Condé? Mme la Duchesse n'était-elle pas la bru qu'il avait choisie lui-même, et désirée comme le plus cher objet de ses rêves? Enfin, à cette occasion, n'avait-il pas reçu les grandes entrées après lesquelles il ne cessait de soupirer? Que voulait-il de plus ? Le mariage de sa fille aînée, M" de Bourbon, avec le duc du Maine? Mais puisque Mile de Montpensier, qui avait donné une partie de sa fortune à M. le duc du Maine, s'opposait à ce mariage, il fallait bien y renoncer. « Tout l'esprit qui est au monde est inutile à qui n'en a point (1): il n'a nulles vues, il est incapable de profiter de celles d'autrui. » Voilà ce qui blessait M. le Prince à la prunelle de l'œil, et troublait son regard quand il examinait l'état de sa maison.

Mme la Duchesse avait toujours à la cour de France son air vif et ouvert, ses manières libres et aisées, son humeur enjouée; mais dans l'intimité de sa nouvelle famille elle devenait quelquefois rêveuse. Le roi dit un jour à Mme de Maintenon (2), en parlant des bâtards légitimés « Ces gens-là ne devraient jamais se marier. » Comment M. le Prince ne s'apercevait-il pas de la situation délicate de Mme la Duchesse dans la maison de Condé? Elle avait quelquefois des distractions. Quoi d'étonnant? A son âge, c'était un charme de plus; et ne conservait-elle pas toujours le plus joli, le plus brillant et le plus aimable petit minois de la cour? Il est vrai qu'elle se fardait et que le

(1) Chap. XI, n 87.

moraliste tonnait contre le fard (1): « Si les femmes étaient telles naturellement qu'elles deviennent par artifice, qu'elles perdissent en un moment toute la fraîcheur de leur teint, qu'elles eussent le visage. aussi allumé et aussi plombé qu'elles se le font par le rouge et par les peintures dont elles se fardent, elles seraient inconsolables. » Mais il fallait bien (2) que Mme la Duchesse effaçât les marques assez visibles de la petite vérole, comme sa sœur la princesse de Conti. Pourquoi donc était-elle quelquefois triste dans l'intimité? « Tant que l'amour dure, il subsiste par soi-même et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie (3). » Mais combien de temps l'amour de Mme la Duchesse pour son mari pouvait-il durer avec le régime que lui imposait M. le Duc ? M. le Prince avait d'autres soucis et ne pensait point à cela.

Mme la Duchesse n'avait pas été du tout insensible à la perte du grand Condé, qui avait montré tant de zèle pour son mariage et tant de joie de la voir mariée à son petit-fils; elle n'oubliait pas qu'il s'était tué pour la venir voir, quand elle avait pensé mourir à Fontainebleau. Elle avait été touchée de l'admirable dévouement avec lequel Mme la Princesse l'avait soignée pendant sa maladie, lorsque Mme de Montespan sa mère l'avait abandonnée. Du reste, le roi son père lui avait alors. témoigné d'autres sentiments que ceux de l'indifférence. Mais depuis ce moment, au milieu des chagrins que lui avait donnés M. le Duc, Mme la Princesse n'avait pu offrir à sa chère bru que les consolations d'une sagesse assez commune, et l'exemple plus rare de la patience et de la soumission à ce qu'on ne saurait empêcher. Les trois plus jeunes filles de Mme la Princesse, quoique assez rapprochées par leur âge de Mmc la Duchesse, avaient peu de sympathie pour elle, et n'entretenaient avec elle que des relations mesurées par la prudence de leur mère. Elles regardaient à peine leur belle-sœur comme étant de leur famille; piquée de cette réserve, elle les traitait comme des petites filles et, comparant la brièveté de leur taille à la grandeur de leur naissance, elle les appelait les poupées du sang. Elle ne jouait plus avec elles (4), mais elle avait trouvé dans Mlle de Bourbon, leur sœur

(1) Chap. III, no 6.

(2) Relation de Spanheim, p. 92.

(3) Chap. IV, no 5.

(4) Mme de Caylus.

aînée, une amie qui pouvait la comprendre. Si Me de Bourbon n'était pas mariée, elle avait cinq ans de plus que sa belle-sœur : leur courte expérience était à peu près égale. A la cour, elles partageaient leurs plaisirs mondains; Mme la Duchesse partageait aussi avec Mlle de Bourbon ses secrètes tristesses, ce qui était bien plus doux au cœur de la jeune femme. A les entendre dans leurs entretiens, elles ne connaissaient que l'amitié, et elles étaient si heureuses ensemble, qu'elles ne voulaient pas connaître autre chose (1). Mme la Duchesse charmait Me de Bourbon par son aimable badinage, Me de Bourbon plaisait à Mme la Duchesse par la vivacité de son esprit et par la douceur de son caractère. Toutes deux étaient venues à la cour en même temps; que de choses n'avaient-elles pas vues depuis ce temps-là ! que de curieuses remarques n'avaient-elles pas faites! que d'impressions diverses ne pouvaient-elles pas se communiquer! Elles ne croyaient pas à la plus grande partie des folies qu'on disait que l'amour avait fait faire dans tous les temps (2); et celles qu'elles avaient vues elles-mêmes, elles ne pouvaient les comprendre. Elles jugeaient les hommes de la même manière; elles appréciaient leur mérite et leur bonne mine par l'impression qu'ils faisaient sur elles (3), et n'accordaient presque ni l'un ni l'autre à ceux pour qui elles ne sentaient rien.

Toutes les deux avaient beaucoup d'estime et d'affection pour M. le Duc, mais elles rendaient justice à M. le prince de Conti, qui avait tout à fait changé depuis qu'il était revenu à la cour. Le sonvenir de Condé le protégeait. Mais il y avait aussi un contraste frappant entre l'élève de la Bruyère et celui de Fleury. On ne pouvait pas en apparence, dit Mme de Caylus (4), être moins fait pour l'amour que M. le Duc, et cependant il se donnait sans cesse pour un homme à bonnes fortunes. Au contraire, un air aimable était répandu sur toute la personne du prince de Conti, on trouvait de la grâce jusque dans ses maladresses; et cependant il niait toutes les bonnes fortunes qu'on lui prêtait, et n'avouait que des coquetteries. Me de Bourbon parlait volontiers de son cousin le prince de Conti (5), mais n'arrêtait jamais les yeux sur lui. Mme la Duchesse ne parlait jamais des fredaines de

(1) Chap. III, no 81. (2) Chap. III, no 81. (3) Chap. III, no 63.

(4) Éd. Asselineau, p. 191.

son mari; mais si elle n'était point jalouse (1), c'eût été se tromper que de la croire étrangère à ce sentiment juste, naturel, fondé en raison et sur l'expérience, qu'on appelle la délicatesse. « L'on n'est pas plus maître de toujours aimer (2), qu'on ne l'a été de ne pas aimer. » En ce temps-là Mme la Dauphine, toujours souffrante et de plus en plus dégoûtée du monde, succombait à la fatigue de ses devoirs de princesse ; sa santé ruinée l'obligeait à garder souvent le lit et la chambre. Mme de Maintenon n'amusait guère les courtisans ce n'était pas son office. Mme la princesse de Conti, malgré sa beauté, ne suffisait plus à charmer leur ennui. Il fallut que Mme la Duchesse vînt à leur aide et suppléât à l'insuffisance de sa sœur. Elle y mit tant de bonne grâce, que le roi en fut touché. Il chercha et trouva mille manières de lui faire comprendre combien il lui en savait gré.

:

Il l'appela dans son intimité, comme il l'avait fait à Fontainebleau avant qu'elle ne tombât malade, et la mit sur le même pied que Mme la princesse de Conti. Elle n'était pas veuve, mais M. le Duc fera bien de ne pas trop la délaisser : elle ne manquera jamais d'adorateurs, et elle trouvera toujours un asile assuré auprès du roi son père. Non seulement elle brillait à Trianon, mais le roi invitait aussi à Marly ses trois filles d'honneur Mes de Doré, de la Roche-Aynard et de Paulmy; il leur distribua de magnifiques cadeaux, soit à la rafle, soit en loterie, comme aux dames de la cour qu'il tenait le plus à contenter. En revanche, Mme la Duchesse devait faire bon accueil aux parentes et amies de Mme de Maintenon : elle subit sans aucun scrupule l'influence de la nouvelle société qui entourait son ancienne gouvernante. A Versailles, l'appartement des filles de Mme la Dauphine (3) avait été donné aux deux nièces de Mme de Maintenon, Mmes de Mailly et de Caylus. Il s'établit alors, sons la surveillance de Mme de Montchevreuil plus redoutable que jamais, une liaison particulière entre Mme de Caylus et Me la Duchesse. « Je m'attachai à elle, dit Mme de Caylus (4) dans ses Souvenirs, malgré les remontrances de Mme de Maintenon. Elle eut beau me dire qu'il ne fallait rendre à ces gens-là que des respects et ne s'y jamais attacher, que les fautes qu'elle commettrait retomberaient sur moi, et que les choses raisonnables qu'on trouverait dans

me

(1) Chap. IV, no 29.

(2) Chap. IV, no 31.

(3) Dangeau, 21 janvier 1688.

(4) Souvenirs, p. 176.

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