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CHAPITRE XXXII.

1690-1691.

Mme de Maintenon parvient au comble de la faveur.

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Mme de Montespan est bannie de la cour. Mme la Duchesse imite les Caractères ou mœurs de ce siècle. Remarques de la Bruyère sur les modes et les révolutions du goût. · Légèreté des femmes et des hommes. De la forme des coiffures et du mouvement philosophique. Caractères de la nouvelle dévotion. Influence des directeurs de conscience. Les directeurs infidèles. - Les hypocrites: Onuphre et Tartuffe, différence des deux personnages. Changements remarquables dans le caractère du roi. Benserade vieilli et baissé. Racine à la mode. Fontenelle veut éclipser Esther avec l'opéra d'Ænée et Lavinie. Racine ne peut faire jouer Athalie. - Comparaison de ce poème tragique avec la pièce de Fontenelle. Mort de Villayer; sortie de Benserade contre la Bruyère. Fontenelle est élu à l'Académie. Son discours de réception efface Racine. Le Mercure triomphe. La Bruyère manque d'esprit. La Fontaine et Corneille en manquent aussi, mais ils ont du talent. Développement du caractère de Santeul ou Théodas. -Portrait de Socrate. Rapports de la Bruyère avec Ménage. Le moraliste écrit par humeur; Bonaventure d'Argonne veut l'imiter. Michallet le presse d'achever son ouvrage. Il cède enfin, pour le rendre plus complet, plus fini et plus régulier. Le volume de la 6o édition n'est guère plus gros que celui de la 5o.

Le 23 février 1690, Mme de Maintenon écrivait à Mme de Brinon: << Les nouvelles de Versailles sont bonnes, car le roi se porte à merveille; sa santé et sa sainteté se fortifient tous les jours: la piété devient à la mode. Dieu veuille la rendre sincère dans tous les cœurs. qui la professent! » En mars, elle écrivait à Mme de Rocquemont, dame de Saint-Louis : « L'esprit des subalternes doit être le même que celui des premiers en charge, tout roule en tout sur la bonne foi. On dit dans la maison que je ne cesse de prêcher; mais que pourrai-je prêcher

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de meilleur que cette bonne foi sans laquelle tout ce que nous faisons n'est que grimaces. » Le 2 avril, le roi donna le chapeau de cardinal à M. le cardinal de Forbin. L'abbé Trevisani, camérier de Sa Sainteté, avait apporté avec ce chapeau une lettre du pape à Me de Maintenon. En voici la traduction : « A Rome, 18 février 1690.- Noble dame, très chère fille en Jésus-Christ, vos mérites insignes, vos recommandables prérogatives nous sont si connues qu'elles nous portent à vous donner des marques de notre affection paternelle. Notre cher fils Trevisani vous en rendra de bouche un éclatant témoignage. Nous vous prions de donner à notredit fils François Trevisani toute l'assistance et la protection dans la cour, où votre mérite vous a acquis avec justice une faveur qui est approuvée de tout le monde... et de vouloir, dans les occasions qui s'en présenteront, montrer votre attachement filial pour le Saint-Siège, et en défendre les justes droits. » Mme de Maintenon écrivait, le 28 avril à Mme de Brinon : « Il est vrai, Madame, que nous avons été très touchées de la mort de Mme la Dauphine, et qu'une pareille scène est bien propre à faire faire de sérieuses réflexions; mais tout le monde ne voit pas aussi clair que vous, ni n'est pas si bien préparé à tout ce qui se présente. Dieu fait tout pour m'attirer une autre serait toute à lui; cependant je suis convaincue qu'il est le seul digne de remplir notre cœur (1). » Où ne peut s'élever l'ambition de cette femme? voudrait-elle épouser Dieu le Père? demandait un courtisan. Impie et folle question! Mme de Maintenon, heureuse de voir la piété à la mode, ne se contentait pas de prêcher les vertus évangéliques, elle voulait les faire pratiquer en esprit et en vérité; elle n'était point satisfaite par de vaines grimaces, elle voulait que chacun fût de bonne foi, non seulement dans l'observation des bienséances de son état, mais encore dans les sentiments les plus intimes de la sainteté. Après la lettre du pape à sa chère fille en Jésus-Christ, on eût été mal venu à conserver le moindre doute sur la faveur qu'elle avait acquise avec justice par son mérite et qui était approuvée de tout le monde. Enfin, après la mort de Mme la Dauphine, il n'y eut plus personne à la cour qui la dominât, que le roi, qui n'était rien pour elle auprès de Dieu. Qui donc alors pouvait lui porter ombrage?

Dans son chapitre De la mode, la Bruyère a peint en un court ta

(1) Dangeau, t. III, 15 mars et 15 avril 1691.

bleau le naufrage d'une personne célèbre à la cour de France (1) : « L'on voit Eustrate assis dans sa nacelle, où il jouit d'un air pur et d'un ciel serein : il avance d'un bon vent et qui a toutes les apparences de devoir durer; mais il tombe tout d'un coup, le ciel se couvre, l'orage se déclare, un tourbillon enveloppe la nacelle, elle est submergée; on voit Eustrate revenir sur l'eau et faire quelques efforts; on espère qu'il pourra du moins se sauver et venir à bord; mais une vague l'enfonce, on le tient perdu; il paraît une seconde fois, et les espérancés se réveillent, lorsqu'un flot survient et l'abîme: on ne le revoit plus, il est noyé. » Telle fut la fin de Mme de Montespan à la cour de France. M. le duc du Maine alla faire entendre à sa mère qu'elle pouvait se retirer de la cour. Elle n'en fit rien, et sut fort mauvais gré à son fils de lui avoir apporté cet ordre injuste de Sa Majesté. D'ailleurs elle était bien résolue de ne donner au roi aucun prétexte de se défaire d'elle (2). Mais voyant que le roi emmenait avec lui au siège de Mons son fils, le comte de Toulouse, et qu'il retirait de ses mains sa fille, Mlle de Blois, pour la confier aux soins de la marquise de Montchevreuil, c'est-à-dire de Mme de Maintenon, elle en conçut. un si violent chagrin, qu'elle oublia ses sages résolutions. Dans le premier mouvement de sa colère (3), elle envoya chercher l'évêque de Meaux, qui était déjà entré plus d'une fois dans les séparations de ces trop célèbres amants; elle le pria d'aller dire au roi de sa part « que, puisqu'il lui ôtait ses enfants, elle était forcée de reconnaître qu'il n'avait plus aucune considération pour elle; en conséquence elle suppliait Sa Majesté de trouver bon qu'elle prît un congé de retraite pour toujours; qu'elle demeurerait une partie du temps à Fontevrault, et l'autre à Saint-Joseph de Paris. Le prélat aurait peut-être bien voulu n'être point chargé d'une semblable commission, mais il ne s'en put défendre; aussitôt qu'il s'en fut acquitté, le roi lui répondit avec joie qu'il donnait à la marquise de Montespan la permission qu'elle demandait sur-le-champ il disposa de son appartement dans le château de Versailles en faveur du duc du Maine, son fils, et il donna l'appartement du duc du Maine à Me de Blois, sa fille. C'était le moyen d'ôter à Mme de Montespan toute espérance de retour. Elle ne reparut plus jamais dans cette cour où elle avait brillé si longtemps;

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(1) Chap. XIII, no 9.

(2) Additions de Saint-Simon aux mémoires de Dangeau, t. III, p. 301-302. (3) De Sourches, t. III, p. 365, et les notes de l'auteur.

elle ne revint plus à Versailles qu'en cachette et pendant l'absence du roi pour voir Mme la Duchesse ou Me de Blois (1), comme ces âmes malheureuses qui reviennent dans les lieux qu'elles ont habités expier leurs fautes.

« Lorsque le roi partit pour assiéger Mons, les princesses demeurèrent à Versailles, et Mme de Maintenon à Saint-Cyr, « dans une si grande solitude qu'elle ne voulait pas que j'y allasse, dit sa nièce, Mme de Caylus (2). Je demeurai à Versailles avec les princesses et, comme il n'y avait point d'hommes, nous étions dans une grande liberté. Me la princesse de Conti (3) et Mme la Duchesse avaient chacune leurs amies différentes; elles ne s'aimaient pas, leurs cours étaient fort séparées. C'est là que Mme la Duchesse fit voir cette humeur heureuse et aimable par laquelle elle contribuait elle-même à son amusement et à celui des autres. Elle imagina de faire un roman, et de transporter les caractères et les mœurs du temps présent sous les noms de la cour d'Auguste. Celui de Julie avait par lui-même assez de rapport avec Mme la princesse de Conti, à ne le prendre que suivant les idées qu'Ovide en donne, et non pas dans la débauche qu'en rapportent les historiens; mais il est aisé de comprendre que le canevas n'était pas mal choisi, et avec assez de malignité. Nous ne laissions pas d'y avoir tous nos épisodes, mais en beau, au moins pour celles qui étaient de la cour de Mme la Duchesse. Cet ouvrage ne fut qu'ébauché, et nous amusa : c'était tout ce que nous en voulions. >>

Il est clair que le roman de Julie, emprunté à la poésie d'Ovide (4) et non à la vérité historique, ne manquait ni de décence ni de malice. Il n'est pas moins clair que Mme me la Duchesse et ses amies de la cour de Versailles, en transportant sous des noms de la cour d'Auguste les caractères et les mœurs du temps présent, imitèrent les Caractères ou les mœurs de ce siècle, que la Bruyère décrivait sous des noms antiques. Elles imitaient aussi certains romans de Me de Scudéry; mais le roman ne fut qu'ébauché et le tout n'était qu'un amusement, qui fut vite oublié. Cela nous fait voir combien Arténice goûtait le talent de M. de la Bruyère. « Elle s'approprie vos sentiments, dit-il (5),

(1) Mme de Caylus, p. 163 et p. 164.

(2) Souvenirs, p. 165.

(3) La veuve.

(4) Ovide, de Arte amandi; Tristia, lib. I, elegia, 1, 2, 5.

elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit: vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux dit encore. » Puis elle n'y pensa plus ; elle n'avait fait rien d'achevé, de fini, de parfait. Mais la Bruyère, qui songeait moins à sa personne qu'à ses écrits, et qui avait moins d'égard en écrivant au goût de son siècle (1) qu'au jugement de la postérité, devait-il laisser son ouvrage inachevé, incomplet, irrégulier? Son livre sur les mœurs de ce siècle n'était cependant point une fantaisie légère, frivole, un caprice comme le roman ébauché par son Arténice. Que d'observations curieuses il faisait tous les jours! Faut-il les perdre, les ensevelir dans l'oubli? Eh quoi! s'il doit se taire sur la disparition de Mme de Montespan de la cour de France, ne pourra-t-il, ne devra-t-il rien dire de la grande puissance de Me de Maintenon et de l'influence qu'elle exerça sur les révolutions du goût et de la mode?

Lorsque le roi revint de Mons, il trouva au bas de son degré à Versailles les enfants de France, Madame, les princesses, toutes les dames, et le peu qui restait de courtisans à Paris. Il fut reçu, dit le grand prévôt de l'hôtel (2), par une infinité de dames qu'il regarda d'un œil favorable, mais il ne leur tint pas longtemps compagnie : elles étaient venues avec des costumes nouveaux sur des modes nouvelles. « Parlons maintenant, écrivait Mme de Sévigné (3), de la plus grande affaire qui soit à la cour. Votre imagination va tout droit à de nouvelles entreprises. Vous croyez que le roi, non content de Mons et de Nice, veut encore le siège de Namur. Point du tout; c'est une chose qui a donné plus de peine à Sa Majesté et qui lui a coûté plus de temps que ses dernières conquêtes; c'est la défaite des fontanges à plate couture : plus de coiffures élevées jusques aux nues, plus de casques, plus de rayons, plus de bourgognes, plus de jardinières; les princesses ont paru de trois quartiers moins hautes qu'à l'ordinaire; on fait usage de ses cheveux comme on faisait il y a dix ans. Ce changement a fait un bruit et un désordre à Versailles qu'on ne saurait vous représenter. Chacun raisonnait à fond sur cette matière; et c'était l'affaire de tout le monde. On nous assure que M. de Langlée a fait un traité sur ce changement pour envoyer dans les provinces. >>

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(3) T. X, p. 24, 25, 15 mai 1691 (de Grignan à M. de Chaulnes à Rome).

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