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tres, l'un de Louis XII, le père du peuple, l'autre de Louis XIII, dit le Juste; ils avaient parlé chacun à leur maître avec force et avec liberté, craignant plus de lui nuire que de lui déplaire ; ils avaient protégé le peuple, ils lui avaient donné le repos et la sécurité, et par leurs bienfaits ils avaient fait aimer leurs rois de toute la France: c'est pourquoi leur nom vivra aussi longtemps que la monarchie. Mézerai, dans son Abrégé de l'histoire de France, si souvent lu par la Bruyère et le duc de Bourbon (1), trace ainsi le portrait de Georges d'Amboise: << Ministre sans avarice et sans orgueil, cardinal avec un seul bénéfice, il n'avait en vue d'autres richesses que celles du public, et il s'est amassé par son humanité et par sa vertu un trésor de bénédictions dans toute la postérité. » C'est lui qui avait par ses conseils permis à son maître d'être bon et bienfaisant, de dire de ses villes: ma bonne ville, et de son peuple : mon peuple. L'idée de ses louables actions était encore fraîche dans l'esprit des peuples: en janvier 1687, après la guérison de Louis XIV, quand les transports de joie éclatèrent par toute la France, on ne trouva rien de mieux pour féliciter le grand roi que de le comparer à Louis XII; jamais on n'eut l'idée de comparer Louvois à Georges d'Amboise.

Pendant longtemps on n'avait pas rendu justice à Richelieu sa mémoire était odieuse aux grands qu'il avait abaissés. Depuis quelque temps sa réputation se relevait, et augmentait d'année en année : les plus grands politiques souffraient maintenant de lui être comparés. En 1688, on avait publié son Testament politique à Amsterdam: en vain essayait-on d'en contester l'authenticité, et de feindre que c'était une invention des protestants. La Bruyère ne se laissa point tromper. « C'est la peinture de son esprit (2); son âme toute entière s'y développe; l'on y découvre le secret de sa conduite et de ses actions; l'on y trouve la source et la vraisemblance de tant et de si grands événements qui ont paru sous son administration : l'on y voit sans peine qu'un homme qui pense si juste et si virilement a pu agir sûrement et avec succès. Du reste, on pouvait déjà reconnaître dans ses portraits, à cette physionomie forte jointe à un air grave, austère et majestueux, un génie supérieur qui sut tout le mystère du gouvernement, qui connut le beau et le sublime du ministère. » Il réprima sévèrement les révoltes des protestants comme celles des catholiques; il

(1) Mézerai, Abrégé de l'histoire de France, t. II, p. 593.

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leur ôta leurs places de sûreté et autres privilèges dont ils avaient. abusé; mais il leur laissa la liberté de conscience que Henri IV leur avait donnée, et que Louvois venait de leur arracher avec son effroyable instrument de supplice surnommé les dragonnades. Richelieu, au milieu des grands travaux dont il était accablé, et malgré les conjurations, les trahisons, les menaces de mort et les infirmités dont il était affligé, avait encore trouvé du temps pour travailler par des livres, des prédications, des missions et d'autres moyens de propagande à la conversion volontaire des protestants. Il n'avait fait qu'entamer cet ouvrage, qui venait d'être repris, continué et achevé par Louis XIV. Ainsi tout l'odieux des dragonnades et de la révocation de l'édit de Nantes retombait sur Louvois, et tout l'honneur de l'extinction de l'hérésie revenait à Louis XIV (1). Il fallait que le roi fût aussi pen éclairé qu'il l'était pour se faire de pareilles illusions; mais on avait su intéresser sa gloire à résoudre et à exécuter une entreprise qui était au-dessus de ses forces, et il croyait que c'était la plus grande et la plus éclatante action de son règne.

L'hérésie était éteinte : les nouveaux convertis, qui avaient voulu remuer en 1689, avaient été écrasés. Nul n'osait plus lever la tête. On n'en parlait plus à la cour de France (2). Seulement il y avait de sincères et vrais catholiques qui gémissaient d'avoir vu les orthodoxes imiter contre les hérétiques ce que les tyrans païens avaient fait contre les confesseurs et les martyrs ; il y avait de saints évêques qui ne pouvaient se consoler de cette immensité de parjures et de sacrilèges imposés par la force aux mal convertis ; il y avait de sages politiques qui regrettaient de voir la France affaiblie par la fuite des gens de la religion protestante et nos ennemis fortifiés de ce que nous avions perdu; il y avait enfin de bons Français qui pleuraient amèrement la flétrissure irrémédiable imprimée à notre patrie par l'expulsion de leurs concitoyens innocents ou dignes d'estime. On crut même à un certain moment remarquer dans l'esprit du roi un retour à des sentiments plus équitables envers les exilés, et des dispositions favorables à la tolérance. « Je ne vous assure pas, disait l'Avis aux réfugiés (3), que tout le monde s'en réjouisse : il se trouvera toujours des gens en

(1) Spanheim, Relation, p. 23.

(2) Saint-Simon. Spanheim, Relation, p. 261-262, p. 267, p. 358-360.

(3) Avis aux réfugiés, chez Jacques le Censeur, la Haye, 1690; attribué à Bayle par Jurieu. Cf. la Cabale chimérique, de Bayle, p. 12.

LA BRUYÈRE. - T. II.

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grand nombre qui condamneront la tolérance de votre secte dans le royaume du roi très chrétien, du fils aîné de l'Église. Mais je vous réponds qu'en général tout ce qu'il y a de plus raisonnable dans les trois ordres du royaume approuveront qu'on vous laisse une honnête liberté, puisqu'il n'a pas semblé bon au Saint-Esprit de seconder les vues qu'on a eues de vous réunir à l'Église catholique. Vous ne sauriez croire le plaisir que je ressens par avance en m'imaginant que vous ne serez pas des derniers à revenir. Je ne parle guère d'autre chose à mes amis, et je ne vois guère de gens qui n'aient perdu, par la révocation de l'édit de Nantes, quelques personnes qu'ils aimaient et qu'ils estimaient infiniment malgré la différence de religion. » Au printemps de 1691, la Bruyère lisait et relisait l'Aris aux réfugiés, que Bossuet lui avait prêté (1). Il ne pouvait se détacher de ce livre où il retrouvait beaucoup de ses propres sentiments. Mais on ne songeait plus à rappeler les protestants. La guerre sévissait avec plus de fureur que jamais. Les exilés servaient dans les armées étrangères contre leur pays. Le moment favorable pour leur rappel était passé. Du moins il était permis à la Bruyère de poser nettement devant le public les principes de son enseignement politique et de son cours d'histoire contemporaine à M. le duc de Bourbon la meilleure politique est encore celle qui est fondée sur l'humanité et la vertu. Les événements dont l'Europe était le théâtre le prouvaient avec évidence; mais combien peu de gens y faisaient attention!

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(1) Euvres complètes de Bossuet, t. XXX, p. 536. Lettre de Desmahis à Bossuet, 27 juil. let 1691.

CHAPITRE XXXI.

1690-1691.

La Bruyère ne tient pas à la fortune; ni riche ni pauvre, il est indépendant et blâme la philosophie des égoïstes. - Assemblée du clergé. Ses deux principaux personnages, l'archevêque de Paris et l'évêque d'Autun. — Attitude particulière de la maison de Condé à cette époque. Mort de Mme la Dauphine; effet qu'elle produit à la cour. Oraison funèbre par Fléchier. Mort de Montausier. Grossesse de Mme la Duchesse; ses distractions. Changement surprenant dans la conduite de M. le Prince à son égard. Rôle de la Bruyère auprès d'elle petits caractères, la mode et ses fantaisies. Situation singulière. Naissance de Mile de Bourbon, fille de M. le Duc. - Ce que devient le ménage de M. le Duc et de Mme la Duchesse. Le philosophe raille les Pamphiles. Il se moque des grands, mais avec quelque colère. - Il l'avoue et se corrige. Rien ne ressemble plus au peuple que les grands. La véritable aristocratie est celle de la vertu. Le moraliste ne cherche qu'à faire régner la raison.

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La réhabilitation de Gourville marchait assez lentement, mais elle paraissait sûre. Après la parole du roi, qui eût osé en douter? « Réhabilitations, disait la Bruyère (1), mot en usage dans les tribunaux, qui a fait vieillir et rendu gothique celui de lettres de noblesse, autrefois si français et si usité; se faire réhabiliter suppose qu'un homme devenu riche, originairement est noble, qu'il est d'une nécessité plus que morale qu'il le soit ; qu'à la vérité son père a pu déroger, ou par la charrue, ou par la houe, ou par la malle, ou par les livrées; mais qu'il ne s'agit pour lui que de rentrer dans les premiers droits de ses ancêtres, et de continuer les armes de sa maison, les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout autres que celles de sa vaisselle d'étain; qu'en un mot les lettres de noblesse ne lui conviennent plus ; qu'elles

(1) Chap. XIV, no 3.

n'honorent que le roturier, c'est-à-dire celui qui cherche encore le secret de devenir riche. >>

La Bruyère avait connu un moyen de devenir riche : quand on mettait de l'argent à fonds perdu sur les hôpitaux de Paris, on abandonnait son capital aux pauvres et aux malades, et l'on pouvait s'assurer en toute sûreté de conscience une rente viagère qui permettait aux prêteurs d'espérer plus douce vie en ce monde et peut-être dans l'autre. En 1689, les administrateurs des hôpitaux de Paris firent banqueroute. Alors, se posa une question délicate : comme on tire une rente perpétuelle d'un argent qu'on s'engageait à ne jamais réclamer, ne pourrait-on pas tirer, durant dix, vingt ou trente ans, une rente d'un argent qu'on s'obligerait à ne redemander que dans dix, vingt ou trente ans. Le saint-siège avait permis l'intérêt légal jusqu'à décision contraire; l'Église gallicane l'avait absolument prohibé. Bossuet dans son Traité de l'usure se prononce sur ce sujet avec une extrême rigueur. La Bruyère faisait cette réflexion fort juste (1): « Le fonds perdu, autrefois si sûr, si religieux et si inviolable, est devenu, par le temps et par les soins de ceux qui en étaient chargés, un bien perdu. Quel autre secret de doubler mes revenus et de thésauriser? Entreraije dans le huitième denier, ou dans les aides? Serai-je avare, partisan, ou administrateur? >>

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Il ne sera rien du tout alors que deviendra-t-il? Riche ou pauvre? S'il devient riche, voici son portrait (2) : « Giton a le teintf rais, le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche : tous se règlent sur lui. II interrompt, il redresse ceux qui ont la parole: on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer

(1) Chap. XIV, no 39.

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