Page images
PDF
EPUB

tions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux : l'un ne s'exerce et ne se forme que dans les choses qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montre ingénument la grossièreté et la franchise; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme celui-là a un bon fond, et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Fautil opter? Je ne balance pas : je veux être peuple. »

:

La Bruyère n'avait pas seulement l'air de Vulteius dans la maison de Condé, il avait encore, dit Valincourt, l'air de Vespasien (1), la figure d'un homme mal à son aişe et qui fait effort pour se soulager. Aussi les mauvais plaisants (2) lui conseillaient un régime doux et relâchant. En effet il portait dans son cœur de sombres secrets et de tristes pensées qui l'opprimaient. « Il y a dans la république des maux cachés et enfoncés comme des ordures dans un cloaque (3), je veux dire ensevelis sous la honte, sous le secret, et dans l'obscurité; on ne peut les fouiller ni les remuer qu'ils n'exhalent le poison et l'infamie; les plus sages doutent quelquefois s'il est mieux de connaître ces maux que de les ignorer. » Il les connaissait, mais n'en voulait rien dire.

« Jamais siècle, dit Bourdaloue, n'eut plus que le nôtre l'extérieur et les apparences de la charité. On est honnête, civil, poli; on a des airs affables, gracieux, insinuants; on affecte une complaisance infinie dans la société, on sait et l'on se pique de savoir se conformer au goût, aux inclinations, à toutes les volontés de toutes les personnes avec lesquelles on est en relation. Voilà en quoi consiste la science du monde. Mais quiconque ferait fond sur cela et voudrait en tirer quelque conséquence en sa faveur, serait regardé comme un homme sans. expérience et dépourvu de raison. » Rien de plus pénible à un honnête homme qui a du cœur et qui sent en soi une affection sincère, désintéressée, que d'être traité par ceux qu'il aime comme s'il pouvait les trahir un jour (4) : « Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient

(1) Suétone, Vespasien, ch. XXX.

(2) Martial, livre III, épigramme 89.

(3) Chap. X, no 7.

être nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils devaient être un jour nos ennemis, n'est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de l'amitié : ce n'est point une maxime morale, mais politique. » Il appartenait au maître de politique de M. le Duc de faire cette distinction et d'en tirer cette conclusion (1): « On ne doit pas se faire des ennemis de ceux qui, mieux connus, pourraient avoir rang entre nos amis. On doit faire choix d'amis si sûrs et d'une si exacte probité, que, venant à cesser de l'être, ils ne veuillent pas abuser de notre confiance, ni se faire craindre comme nos ennemis. >>

Mais la Bruyère avait commis une faute contre les règles de la politesse lorsque sur sa quatrième édition il avait mis enseigne de philosophe. « Il est bon d'être philosophe, il n'est guère utile de passer pour tel (2). Il n'est pas permis de traiter quelqu'un de philosophe : ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner autrement, et, en restituant à un si beau nom son idée propre et convenable, de lui concilier toute l'estime qui lui est due. » La Bruyère voulait corriger les mœurs de son siècle! il savait bien pourtant que c'est impossible. Il sera tant qu'il voudra raisonnable mais ridicule, estimé mais raillé, assez écouté mais peu aimé. On ne fera jamais plus d'état de lui que d'un honnête homme qui peut rendre de petits services et donner de bons conseils : ce qui est bien peu de chose. « Il y a dans les meilleurs conseils de quoi déplaire (3); ils viennent d'ailleurs que de notre esprit : c'est assez pour être rejetés d'abord par présomption et par humeur, et suivis seulement par nécessité ou par réflexion. »

(1) Chap. IV, no 56. (2) Chap. XII, no 68.

(3) Chap. XII, no 76.

CHAPITRE XXIX.

1690.

[ocr errors]

Querelle d'Étienne Michallet avec les Célestins: il veut amener son auteur à faire une 5e édition. L'auteur regim be. Raisons que chacun d'eux fait valoir en faveur de La Bruyère aspire à l'Académie. Perrault même l'en juge digne, Pourquoi? Il se moque des gens. Triste métier que

son opinion.

[ocr errors]

mais Charpentier s'y oppose.

celui d'écrivain.

[ocr errors]
[ocr errors]

L'auteur hésite à publier sa 5e édition. Il n'est plus curieux de raconter les folies des autres au public; il est un homme de bien, c'est-à-dire un chanteur enrhumé qui ne peut plus chanter. — D'ailleurs il est triste et pense à la mort. Qu'est-ce que la vie? Un sommeil ; l'homme qui pense, quel qu'il soit, se pose le problème de la destinée humaine. La Bruyère ne cherche pas d'autre solution que celle du christianisme : il rappelle quelques-uns des grands motifs qui l'ont déterminé à croire, et fait l'histoire de ses propres pensées depuis sa jeunesse jusqu'à l'année 1690. — Il raconte même ses illusions sur l'éloquence de la chaire et du barreau, sur les joies de la vie, sur l'amour, sur la philosophie; revenu de ses erreurs, il raille celles des autres : à quoi pensent l'arbitre des bons morceaux, le joueur, celui qui veut faire fortune, le riche, l'homme très riche, le premier noble de sa race, le puissant bourgeois, le grand seigneur, le courtisan, le voyageur, le misanthrope, le sceptique, le favori des modes et du bel air? La vertu seule va au delà des temps; où la trouver si ce n'est dans la religion? mais dans la religion sincère, non pas dans celle des mondains. Être l'apôtre d'un seul homme suffirait à l'ambition de notre auteur: c'est pourquoi il achève et publie sa 5e édition.

Le 7 juillet 1681 (1), l'abbé Bourdelot écrivait à M. le prince de Condé : « On supprime à Paris le dictionnaire de Michallet; il a vingt procès avec des gens dont il a mal parlé dans ses lettres. Il en a eu un entre autres avec les Célestins, qui se sont plaints de ce qu'il a mis dans son livre cet adage: Sot comme un Célestin. M. le Chancelier lui en a fait des réprimandes. Il a répondu que c'était une parole d'u

sage ordinaire; qu'elle ne se devait prendre qu'à contre-sens. Un nommé Celestina avait suivi en France Catherine de Médicis ; il était homme d'esprit subtil et délié : c'est par antiphrase qu'on a dit sot comme un Célestin. » Richelet, dans son Dictionnaire français (1), donne une autre origine à cette expression : elle provient, selon lui, d'une redevance dont à Rouen les Célestins étaient exempts, à condition qu'un frère célestin marcherait en tête des charrettes chargées de vin, et sauterait d'un air gai en passant auprès de la maison du gouverneur de la ville. Nous ne voyons là, comme dans l'omelette de Célestin ou les épinards à la Célestine, qu'un mauvais jeu de mots sur le nom de ces moines. Mais ils n'aimaient pas ces plaisanteries: Michallet fut condamné, et ne le leur pardonna jamais. La Bruyère le consola et répara ses pertes. Trois éditions des Caractères avaient été dévorées en un an; la quatrième, qui était le double de la première, avait déjà disparu de la boutique du libraire. C'était une mine d'or que ce M. de la Bruyère (2), qui méprisait tant les âmes éprises de gain et d'intérêt. Il faisait la joie et le bonheur de son éditeur. Pourquoi ne publierait-il pas encore une édition? Les admirateurs du talent de la Bruyère se joignirent à l'éditeur pour lui demander une cinquième édition. L'auteur, qui trouvait sa quatrième édition déjà trop volumineuse, perdit patience et s'écria (3) : « Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier, de plume, de style, d'imprimeur, d'imprimerie ; qu'on ne se hasarde plus de me dire : « Vous écrivez si bien, Démocrite! continuez d'écrire : ne verrons-nous point de vous un infolio? traitez de toutes les vertus et de tous les vices dans un ouvrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin; » ils devraient ajouter « et nul cours. » Je renonce à tout ce qui a été, qui est et qui sera livre. »

Alors Michallet parlait des Célestins, qui l'avaient ruiné avec leur procès. Et pourquoi lui avaient-ils fait ce procès ? Parce qu'ils étaient nobles, Étrange chose qu'un couvent noble! Et pourquoi ce couvent était-il noble? Parce qu'il était secrétaire du roi! Ceux qui sont pourvus de cette charge, dit André de la Roque (4), reçoivent par la puissance souveraine de nos rois le caractère d'une noblesse de race, et,

(1) Dictionnaire françois, par Richelet, in-4°, Genève, 1680. Cf. sur cet ouvrage les réflexions de l'abbé Goujet et l'article de Weiss (Biographie universelle).

(2) Chap. VI, n° 58.

(3) Chap. XII, no 21.

(4) Traité de la Noblesse, par André de la Roque (à Paris, chez Michallet, 1673), p. 283.

par un privilège qui leur est particulier, ils jouissent des mêmes honneurs et des mêmes prérogatives que les nobles qui ont passé le quatrième degré. Ils font voir l'ancienneté de leur privilège dès le règne de saint Louis. Le roi Louis XI le confirma par lettres patentes, et Henri III par la déclaration de Blois. Dans la famille de la Bruyère on était très fier de ce titre de noblesse : c'est pourquoi notre auteur lui-même avait fait graver sur la tombe de l'oncle Jean un écusson armorié (1), surmonté d'un casque à lambrequins posé de face. A la fin du dix-septième siècle, on réduisit à trois cents le nombre des secrétaires du roi ; ils formaient un collège ou compagnie, qui se réunissait dans deux grandes salles richement décorées du couvent des Célestins à Paris (2): de sorte que ces moines, qui ne semblaient occupés que des intérêts du ciel, étaient autorisés, sans qu'aucun d'eux remplit les fonctions de secrétaire du roi, à défendre en justice contre toute attaque les franchises, immunités et privilèges d'un titre de noblesse qu'ils devaient à la munificence royale et qui remontait jusqu'au quatorzième siècle. La Bruyère comprit le chagrin de son éditeur. « Il n'y a rien à perdre, lui dit-il (3), à être noble : franchises, immunités, exemptions, privilèges, que manque-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous que ce soit pour la noblesse que des solitaires se sont faits nobles? Ils ne sont pas si vains : c'est pour le profit qu'ils en reçoivent. Cela ne leur sied-il pas mieux que d'entrer dans les gabelles? je ne ne dis pas à chacun en particulier, leurs vœux s'y opposent, je dis même à la communauté. »

C'était précisément là que l'éditeur voulait amener son auteur. L'auteur s'en aperçut, et poussant un éclat de rire : « Je le déclare nettement (4), afin que l'on s'y prépare, et que personne un jour n'en soit surpris: s'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins, si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de la Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre Sainte: voilà alors de qui je descends en ligne directe. » Mais la Bruyère se savait fort éloigné du péril d'acquérir une belle

(1) Chap. XIV, no 5.

(2) Histoire chronologique de la grande chancellerie de France, par A. Tessereau, p. 20 et suivantes.

(4) Chap. XIV, no 14, déjà cité, ch. 1, de ce livre.

« PreviousContinue »