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gné (1) : « Diseurs de bons mots, mauvais caractère : » je le dirais, s'il n'avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres, plutôt que de perdre un bon mot, concluait la Bruyère, méritent une peine infamante : cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.

Tandis que M. le Duc avait sur les bras des affaires d'une telle importance, il ne pouvait ni entendre la Bruyère, ni achever de lire la Vie d'Henri IV, roi de France, par M. de Péréfixe, précepteur de Louis XIV. « L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui, bien qu'oisifs et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous; on leur parle encore, qu'ils sont partis et ont disparu. Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer: ils sont peut-être moins incommodes (2). >> Incommoder la Bruyère n'était pas un crime; mais offenser Mme de Maintenon, c'était une faute, et si grave qu'on ne la pardonnait point à M. le Duc. Heureusement M. le Prince avait de l'esprit pour son fils, et répara sa faute.

Le marquis de Nesle, fils aîné du marquis de Mailly et colonel du régiment de Condé, aimait la fille de M. de Coligny-Saligny, le héros de la bataille de Saint-Gothard et l'auteur des mémoires sur sa campagne de Hongrie. Me de Coligny était encore belle et bien faite; lorsque M. de Nesle l'avait connue, elle passait pour un grand parti, parce que son frère unique était d'Église. Mais le père mourut, et l'abbé se sacrifia, dit de Visé (3), à la gloire de son nom; il renonça, pour la soutenir, à l'état ecclésiastique. Alors la fortune des Coligny lui revint presque entière. Néanmoins M. de Nesle épousa sa sœur secrètement, le 22 mars 1687, sans avoir consulté ni son père ni sa mère, qui tenaient beaucoup à la grande fortune. Le comte de Mailly fit mieux : plus jeune, plus hardi et plus ambitieux que M. de Nesle son frère, il épousa, le 8 juillet 1687 (4), Me de Saint-Hermine. Elle arrivait du Poitou, nupieds, sans bas, pauvre et gauche comme une provinciale; mais sa cousine Mme de Maintenon l'appelait sa nièce. Les vieux Mailly, dit SaintSimon, trouvèrent ce mariage bien mauvais, pourtant il le fallut avaler La toute-puissante faveur de Mme de Maintenon égalait l'énorme for

(1) Chap. VIII, no 80. Pensées de Pascal, p. 80, édit. Havet.

(2) Chap. v, no 26.

(4) Mémoires de Saint-Simon, édit. Boislisle, t. I, p. 88, 89.

tune des Mailly. Alors M. de Nesle, pensant que son mariage valait bien celui de son cadet, finit par le déclarer, et demanda à ses parents de vouloir bien le reconnaître. La résistance des vieux Mailly était indomptable; ils voulaient d'autant moins pardonner à leur fils aîné, qu'avec leur pardon il fallait donner une dot. On accusait Mme de Maintenon de les soutenir, pour réserver leur héritage à sa nièce. M. le Prince aimait M. de Nesle, qui avait été blessé auprès de lui à la bataille de Senef, et il devinait les désirs de Mme de Maintenon. Il alla trouver le marquis et la marquise de Mailly, et leur démontra que leur fils aîné s'était cru obligé en honneur et conscience d'épouser Mlle de Coligny, avec laquelle il avait de grands engagements; et maintenant qu'elle était grosse de six mois, ils ne pouvaient plus lui refuser leur protection. M. le Prince, dit Saint-Simon (1) à ce propos, était un homme dont on avait peine à se défendre, quand il avait entrepris d'obtenir quelque chose par les grâces, par les délicates flatteries et par l'éloquence naturelle qu'il savait employer. Mais tout ce qu'il put obtenir fut que M. de Mailly verrait son fils. Il le vit; l'habileté de Mme de Maintenon fit le reste. Il consentit à donner une dot à son fils, mais non pas à loger le ménage. C'était tout ce que l'on voulait obtenir. Et Mme de Maintenon montra quelque indulgence pour M. le Duc et les jeunes gens de la cour. Sévère pour soi-même, elle n'était indulgente pour les autres (2) que par un excès de raison. M. le Prince l'avait bien deviné: il poussait jusqu'au plus haut degré l'art de lire dans le cœur d'autrui; mais personne ne fut plus aveugle pour lire dans le sien et juger ce qu'il faisait lui-même.

On célébra dans l'église Saint-Sulpice, à Paris, le service du bout de l'an de feu M. le Prince (3). La famille de Condé, une bonne partie de la cour et un grand nombre des personnes distinguées de la ville y assistèrent. M. le Prince donna ensuite à dîner à tous ceux qui voularent venir manger avec lui. Il y eut huit tables, qui furent servies à l'hôtel de Condé avec beaucoup d'ordre, de délicatesse et de magnificence. Ce prince, écrit l'un des convives, n'avait jamais rien fait où toutes ces choses ne se soient trouvées (4). On peut dire à sa gloire que jamais fils n'a travaillé avec plus de soin ni avec plus d'éclat à

(1) Addition au journal de Dangeau, 29 novembre 1687.

(2) Chap. IV, no 50.

(3) Mercure galant, no de décembre, p. 226.

(4) Ibid., p. 227.

tont ce que son devoir l'engageait de faire pour éterniser la mémoire d'un aussi grand homme que feu M. le Prince son père. « Le flatteur, pensait la Bruyère (1), n'a pas assez bonne opinion de soi ni des autres. » M. le Prince n'était pas dupe des flatteries bien payées que de Visé imprimait dans son Mercure galant; mais il considérait ces fadaises comme nécessaires à son jeu. « La vie de la cour (2) est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique : il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures, on est échec, quelquefois mat; souvent, avec des pions qu'on ménage bien, on va à dame, et l'on gagne la partie : le plus fou l'emporte, ou le plus heureux. »

La cour de Mme la Dauphine était alors bien orageuse. Monseigneur, amoureux depuis quelque temps de Me de la Force, ne s'en cachait pas assez pour empêcher les moins clairvoyants de s'en apercevoir. Les courtisans dirent que si Mme de Montchevreuil, qui devait répondre au public de la conduite de Me de la Force, avait donné sa démission, c'était moins à cause des plaisanteries de M. le Duc que par la crainte de se voir exposée à déplaire ou à Monseigneur ou à Mme la Dauphine, et peut-être à tous les deux. On assurait que si le roi cassait la chambre des filles, il créerait des dames du palais de Mme la Dauphine; qu'auparavant, pour plaire à Monseigneur, il marierait Mile de la Force et son amie Mile de Biron, et qu'alors on rendrait les quatre autres filles d'honneur à leurs parents. « Mais en vérité, dit le marquis de Sourches (3), il semble qu'on déshonorât bien facilement tant de filles de qualité, parmi lesquelles il s'en trouvait de fort vertueuses, et entre autres Me de Bellefonds, à laquelle certainement tout le public rendit justice en cette occasion. » Mme la Dauphine était toujours triste: on attribua ses idées noires au malheur qu'elle avait eu de voir un vieux jésuite allemand, le père Freyg, son confesseur, tomber dans ses bras, mourant d'apoplexie. On parla (4) du mariage de Mlle de la Force avec le marquis de la Chastre, et de Mile de Biron avec le marquis de Bouligneux. Le jeune la Chastre avait assez envie d'épouser Me de la Force; mais sa grand'mère n'y voulut jamais consentir. M. de Bouligneux déclara

(1) Chap. XII, no 90.

(2) Chap. VIII, no 64.

(3) T. II, p. 98.

qu'il aimerait mieux mourir que d'épouser une fille d'honneur de Mmc la Dauphine. Il fallut pourtant en finir. Me de Bellefonds ayant épousé le marquis du Châtelet, le roi rompit (17 janvier) la chambre des filles (1), non sans avoir parlé au Dauphin avec la majesté d'un grand roi, mais aussi avec la faiblesse d'un père. Monseigneur eut bien de la peine à obtenir que le roi gardât Me de la Force à la cour auprès de Me d'Arpajon, jusqu'à ce qu'on lui eût procuré un mariage; il l'obtint pourtant. Me de Biron se retira avec Mme d'Urfé sa sœur, et ainsi ne quitta point la cour entièrement. Les autres filles d'honneur furent renvoyées. Mile de Montmorency fut recueillie par Mmo la Princesse, pour obéir au roi.

La comédie de l'Homme à bonnes fortunes, écrite et jouée par Baron, plut à Paris et à Versailles (2), si bien qu'elle fut choisie pour être entremêlée dans le grand ballet du carnaval, qui fut dansé à Marly le 28 janvier (3), avec des entrées de Mme la Duchesse et de la princesse de Conti. Le roi n'en fut pas trop content : il s'eu alla au milieu du spectacle parce qu'il ne trouvait pas la comédie à son gré. La Bruyère a fait (4) la critique de la pièce, qu'il trouvait froide et insipide; mais il ne la publiera que plus tard, parce que c'est en même temps la critique de M. le Duc. On suppose facilement qu'il ne disait pas à Son Altesse tout ce qu'il pensait de sa conduite : « Tu es grand, tu es puissant (5): ce n'est pas assez, fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchu de tes bonnes grâces, ou de n'avoir pu les acquérir. »

Dans la maison de Condé, on croyait excuser M. le Duc en disant : c'est son humeur. C'était avouer, sans y penser, que de si grands défauts étaient irrémédiables. « Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes, observait le moraliste (6) : ils devraient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paraître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce, c'est-à-dire à être des hommes. L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles aient de la douceur et de la

(1) De Sourches, t. II, p. 126 et 128.

(2) 27 décembre 1687.

(3) 28 janvier 1688.

(4) Chap. I, n° 52.

(5) Chap. VIII, no 36. (6) Chap. XI, n° 9,

souplesse; elle ne leur manque jamais, et elle leur sert de piège pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices : l'on désirerait de ceux qui ont un bon cœur, qu'ils fussent toujours pliants, faciles, complaisants; et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchants qui nuisent, et les bons qui font souffrir. »

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M. le Duc se sentit atteint par les réflexions de la Bruyère (1) : « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philanthe a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître et il est médiocrement considéré; il ne plaît pas, il n'est pas goûté. » — « Expliquezvous : est-ce Philanthe, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez? » dit la Bruyère d'un air piqué. Question inutile: Philanthe déplaît, donc il a tort. La Bruyère ne fut pas longtemps à comprendre cette vérité. « Quand je vois d'une part auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité (2), de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère d'autre part quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles; je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux une troisième chose. » M. le Duc marchait sur les traces de Monseigneur. La Bruyère n'était pas humilié d'être traité comme Bossuet.

Vers ce temps-là, M. de Meaux vint à Paris et à Versailles pour faire imprimer son Histoire des variations des églises protestantes. Mais il avait d'autres soucis. Le pape Innocent XI était, dit Voltaire (3), un homme vertueux, un pontife sage, un prince courageux et magnifique. Louis XIV lui donnait toutes les mortifications qu'un roi de France peut donner à un pape sans rompre avec lui. Il y avait depuis longtemps dans Rome un abus difficile à déraciner, parce qu'il était fondé sur un point d'honneur dont se piquaient tous les rois catholiques. Leurs ambassadeurs étendaient le droit de franchise et d'asile, affecté à leur maison, jusqu'à une très grande distance, c'est-à-dire à tout leur quartier. Ces prétentions, soutenues contre toute justice, ren

(1) Chap. IX, no 8.

(2) Chap. IX, no 13.

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