Page images
PDF
EPUB

des nombres et la crédulité populaire. Mais on était plus acharné que jamais à poursuivre la guerre; et cette année miraculeuse, qui devait rétablir la paix en France au profit des huguenots, ruina leurs dernières espérances. Les adversaires de Louis XIV en étaient réduits pour justifier leurs folles prophéties à imaginer les plus bizarres combinaisons politiques. Un écrivain à la solde du prince d'Orange et de l'empereur d'Allemagne fit connaître le seul moyen de pacifier l'Europe et de rendre tout le monde content. « La France, disait-il (1), épuisée par sa mauvaise administration et par la fuite des protestants exilés, allait périr sous le poids de la colère divine, par la folle ambition et l'incapacité de son roi. Il n'y avait de salut pour elle qu'en se débarrassant de cette odieuse tyrannie. Elle se jetait aux pieds du Dauphin, et le priait de prendre en main la direction des affaires avant que le royaume dont il était l'héritier ne fût entièrement perdu. Elle le pressait de s'emparer du pouvoir pendant qu'il en était encore temps. Elle le conjurait avec instances de faire descendre du trône le roi son père, comme la reine Christine de Suède et le roi Casimir de Pologne en étaient descendus, de lui assurer une douce retraite pour ses vieux jours, et de lui procurer, à lui et à sa compagne, de tels honneurs qu'ils fussent heureux tous les deux de faire leur salut et celui de la France. » Démocrite n'avait-il pas le droit de rire de la politique des ennemis de la France, qui n'avaient trouvé rien de mieux pour sauver le royaume que de mettre au couvent le roi avec Mme de Maintenon? Et passant en revue dans son esprit les bévues des hommes d'État, catholiques ou protestants, français, anglais, italiens, espagnols, hollandais ou allemands, il définissait d'un mot leur prétendue sagesse : « Ne songer qu'à soi et au présent, source d'erreur dans la politique (2). »

La Bruyère n'avait sous les yeux que trop d'exemples de cet égoïsme insensé. « L'on contemple dans les cours de certaines gens (3), et l'on voit bien à leurs discours et à toute leur conduite qu'ils ne songent ni à leurs grands-pères ni à leurs petits-fils : le présent est pour eux; ils n'en jouissent pas, ils en abusent. » Mais pour cela il leur faut s'assujettir aux plus ennuyeuses assiduités auprès des grands,

(1) Le salut de la France à Monseigneur le Dauphin, 2e édition (Cologne, chez Pierre Marteau, 1690), p. 30-33, et p. 222; prêté par Charles Read.

(2) Chap. XII, no 87.

dont ils veulent gagner la faveur; il leur faut essuyer mille rebuts, digérer mille dégoûts, se donner des mouvements incroyables, n'être plus à soi, vivre dans la servitude la plus pénible et la plus humiliante, sacrifier à l'idole que l'on adore son repos, sa santé, sa dignité, sa conscience même. « Le prince, dit la Bruyère (1), n'a point assez de toute sa fortune pour payer une basse complaisance, si l'on en juge par tout ce que celui qu'il veut récompenser y a mis du sien; et il n'a pas trop de toute sa puissance pour le punir, s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu. >>

Comment se fait-il qu'on ait toujours vu pulluler, autour de ceux qui gouvernent les nations, cette race de politiques égoïstes et de vils courtisans? « S'il y a si peu d'excellents orateurs, observe notre moraliste (2), y a-t-il bien des gens qui peuvent les entendre? S'il n'y a pas assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent lire? De même on s'est toujours plaint du petit nombre de gens capables de conseiller les rois et de les aider dans l'administration de leurs affaires; mais s'ils naissent enfin ces hommes habiles et intelligents, s'ils agissent selon leurs vues et leurs lumières, sont-ils estimés autant qu'ils le méritent? Sont-ils loués de ce qu'ils pensent ou de ce qu'ils font pour la patrie? Ils vivent, il suffit on les censure, s'ils échouent; et on les envie, s'ils réussissent. Blâmons le peuple où il serait ridicule de l'excuser. Son chagrin et sa jalousie, regardés des grands comme inévitables, les ont conduits insensiblement à le compter pour rien, et à négliger ses suffrages dans toutes leurs entreprises, à s'en faire même une règle de politique. >>

pas:

Que résultait-il de là? « Les petits se haïssent les uns les autres, lorsqu'ils se nuisent réciproquement (3). Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur font et par tout le bien qu'ils ne leur font ils leur sont responsables de leur obscurité, de leur pauvreté et de leur infortune, ou du moins ils leur paraissent tels. » Il y avait là un danger véritable sur lequel la révolution d'Angleterre avait attiré l'attention de la Bruyère : il pensait sérieusement à l'avenir de la France. Si les grands persistaient à ne compter le peuple pour rien, s'ils négligeaient toujours ses suffrages, comme l'avaient fait Jacques II en Angleterre et quelques princes en France, on pouvait craindre

(1) Chap. IX, no 39. (2) Chap. IX, no 22. (3) Chap. IX, no 22.

que cette politique dure, hautaine et dissimulée, ne finît par l'exaspérer et le pousser à des résolutions désespérées. Le moraliste ne demandait pas, comme son ancêtre Mathias de la Bruyère l'avait demandé, il y avait cent ans, que le peuple fût pour beaucoup dans l'État; ni, comme l'abbé Sieyès l'exigera dans cent ans, que le tiers fût tout dans la république; il insinuait seulement et avec beaucoup de réserve qu'il faudrait, comme le prince d'Orange, compter le peuple pour quelque chose dans les entreprises des grands. Voilà tout. Étaitce raisonnable?

Dans cent ans qui peut dire ce qui arrivera? Dans cent ans, répondaient ceux qui avaient le présent et qui en jouissaient sans songer ni à leurs grands-pères ni à leurs petits-fils, dans cent ans le monde ne subsistera plus. « Dans cent ans, répliquait la Bruyère (1), le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles; ils s'évanouiront à leur tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un personnage de comédie? » Est-ce là un logogriphe historique à la façon des centuries de Nostradamus, comme on aimait à en faire dans la maison de Condé? La pensée de la Bruyère, qui perce à travers ce voile, nous paraît être celle-ci : dans cent ans les courtisans seront encore ce qu'ils sont aujourd'hui. Quel que soit le gouvernement, il y aura toujours des politiques égoïstes : c'est un personnage de la comédie humaine. Tant que le monde subsistera, nous aurons toujours le même théâtre, les mêmes décorations, et l'on jouera la même pièce; les acteurs changeront sans cesse, mais ils seront toujours fidèles à leur maxime : « Ne songer qu'à soi et au présent. » Quel établissement solide et durable peut-on fonder sur eux ?

Satisfait de son humble fortune, heureux de n'avoir ni à demander ni à recevoir aucune grâce, notre philosophe célibataire avouait volontiers qu'il n'était pas né pour les affaires, encore moins pour le gouvernement. « Si c'est trop, dit-il (2), de se trouver chargé d'une

(1) Chap. VIII, no 99.

seule famille, si c'est assez d'avoir à répondre de soi seul, quel poids, quel accablement, que celui de tout un royaume! Un souverain est-il payé de ses peines par le plaisir que donne une puissance absolue, par toutes les prosternations des courtisans? Je songe aux pénibles, douteux et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé de suivre pour arriver à la tranquillité publique ; je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires, dont il use souvent pour une bonne fin; je sais qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples, que le bien et le mal est en ses mains, et que toute ignorance ne l'excuse pas ; et je me dis en moi-même : « Voudrais-je régner? » Un homme un peu heureux dans une condition privée devrait-il y renoncer pour une monarchie? N'est-ce pas beaucoup, pour celui qui se trouve en place par un droit héréditaire, de supporter d'être né roi ? » Au milieu de la cour du grand roi, en face de Sa Majesté, devant qui tout genou pliait, non seulement la Bruyère n'est pas ébloui par le prestige du pouvoir absolu, mais encore il en discerne les inconvénients et il en signale les dangers. Enfin, s'il a dans son esprit quelques-uns des principes de 1789, il a peut-être aussi un vague pressentiment des tragédies de la révolution française.

CHAPITRE XXVIII.

1689-1690.

---

-

La

Dans la société du XVII° siècle, la tragédie d'Esther fut un événement considérable. Bruyère imite Racine auprès de Mme la Duchesse. Sa théorie littéraire expliquée d'après les écrivains du XVIe et du XVIIe siècle : le goût des anciens pour le simple et le naturel brille dans Molière et la Fontaine, mais ni dans l'Homme à bonnes fortunes, ni dans le Débauché de Baron. Aventures galantes de M. de Béthune, dit Cassepot. Querelle de M. le duc d'Estrées et de M. le duc de Gesvres. M. le Prince paraît les réconcilier. Il gagne son procès et fait rompre le testament de Mlle de Guise. Il cherche querelle à Mme la Duchesse, et fait si bien que le roi casse la chambre de ses filles d'honneur. Il en est désolé, tombe malade; Mme la Duchesse va le consoler et le distraire à Chantilly. Mile de Croissy remplace les filles d'honneur. Mme la Duchesse prend un ascendant singulier dans la maison de Condé ; elle se moque de son mari, qui s'en prend à la Bruyère. Le philosophe rit de M. le Duc trop bien marié, de M. de Marsan mal marié, de M. de Mailly, l'heureux époux de Mlle de Sainte-Hermine. Satisfaction de Gourville qui vient d'obtenir son brevet d'honnête homme en faisant de la fausse monnaie. - Xaintrailles ne vent pas saluer la Bruyère : le moraliste n'en est pas plus fier pour cela. — Il examine les effrontés qui fourmillent à la cour. - Lanjamet et Lassay sont deux types curieux. Leur histoire pour ces gens-là le moraliste est un rustre, un Vulteius, un Vespasien. - Il aime mieux être du peuple que des grands, mais il reconnaît qu'il n'est pas bon de passer pour un philosophe.

Le 26 janvier 1689, à trois heures, le roi et Monseigneur allèrent à Saint-Cyr (1), où l'on représenta pour la première fois la tragédie d'Esther. Pleine de grandes leçons d'amour de Dieu et de détachement du monde, cette pièce réussit à merveille. « A dire vrai, je ne pensais pas, avoua l'auteur (2), que la chose dût être aussi publique qu'elle l'a été. Mais les grandes vérités de l'Écriture et la manière sublime

(1) Dangeau, t. II, p. 310.

« PreviousContinue »