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autres, se liguent ensemble pour se défendre et pour l'arrêter ; qu'elles se liguent en vain, qu'il marche toujours et qu'il triomphe toujours; que leurs dernières espérances soient tombées par le raffermissement d'une santé qui donnera au monarque le plaisir de voir ses petits-fils soutenir ou accroître ses destinées, se mettre en campagne, s'emparer de redoutables forteresses et conquérir de nouveaux États; commander de vieux et expérimentés capitaines, moins par leur rang et leur naissance que par leur génie et leur sagesse ; suivre les traces augustes de leur victorieux père; imiter sa bonté, sa docilité, son équité, sa vigilance, son intrépidité? Que me servirait, en un mot, comme à tout le peuple, que le prince fût heureux et comblé de gloire par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression ou dans l'indigence; si, à couvert des courses de l'ennemi, je me trouvais exposé dans les places ou dans les rues d'une ville au fer d'un assassin, et que je craignisse moins dans l'horreur de la nuit d'être pillé ou massacré dans d'épaisses forêts que dans ses carrefours; si la sûreté, l'ordre et la propreté ne rendaient pas le séjour des villes si délicieux, et n'y avaient pas amené, avec l'abondance, la douceur de la société ; si, faible et seul de mon parti, j'avais à souffrir dans ma métairie du voisinage d'un grand, et si l'on avait moins pourvu à me faire justice de ses entreprises; si je n'avais pas sous ma main autant de maîtres, et d'excellents maîtres, pour élever mes enfants dans les sciences ou dans les arts qui feront un jour leur établissement; si, par la facilité du commerce, il m'était moins ordinaire de m'habiller de bonnes étoffes, et de me nourrir de viandes saines, et de les acheter peu ; si enfin, par les soins du prince, je n'étais pas aussi content de ma fortune, qu'il doit lui-même par ses vertus l'être de la sienne? »

Le souverain qui ignorait cette science des détails, c'était Jacques II, roi d'Angleterre : la révolution qui s'accomplissait alors dans la GrandeBretagne en était la preuve. Celui qui possédait cette science des détails était Louis XIV. Saint-Simon lui en fait un reproche. « Son esprit, dit-il (1), naturellement porté au petit, se plut en toutes sortes de détails... Ses ministres en profitaient...; avec un peu d'art et d'expérience à le tourner, ils faisaient venir comme de lui ce qu'ils voulaient, et ils conduisaient le grand selon leurs vues, trop souvent

(1) T. XII, p. 400.

selon leur intérêt, tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se noyer dans ces détails. » La Bruyère fait, au contraire, un éloge de cette application continuelle à chercher jusque dans les détails le bonheur de ses peuples: c'est le plus grand mérite d'un roi et la meilleure garantie de la paix dans son royaume. Mais la Bruyère voit le roi distrait de ces soins nécessaires par la guerre qui recommence ; inquiet de l'avenir, il prévoit de lointaines agitations en France aussi bien que dans les autres États. Il reste tant à faire pour soulager le peuple et pourvoir à ses besoins! Le roi pourra-t-il achever cette œuvre urgente, indispensable, l'abolition du servage et des privilèges féodaux, et la réforme d'une grande quantité d'abus dans les lois, dans l'administration des finances et de la justice? La Bruyère calculait, non sans effroi, les conséquences de la révocation de l'édit de Nantes, les menaces de la ligue d'Augsbourg, et les désastres qui pouvaient succéder aux heureux débuts de la guerre. L'épuisement du royaume, qui devait être si visible à la fin de ce règne, se faisait déjà sentir.

Louis XIV bravait toute l'Europe coalisée; mais tandis que les courtisans rêvaient gloire et conquêtes pour le Dauphin et ses fils, le moraliste, pensant à l'ignorance des politiques et à l'aveuglement des hommes d'État, déplorait la présomption de ses concitoyens, qui croyaient avoir atteint la perfection dans les arts, dans les sciences et dans le gouvernement des peuples. En supposant qu'ils aient su profiter des leçons de l'histoire, et former leur jugement sur les événements des siècles passés, lors même qu'ils auraient joint à leur propre expérience celle du genre humain pendant les six ou sept mille ans qu'on croyait devoir lui attribuer, ils étaient encore bien jeunes pour embrasser d'un coup d'œil de si longues perspectives, pour pouvoir se rendre compte de l'avenir, pour discerner les destinées du monde jusque dans les siècles les plus reculés. « Si le monde, dit la Bruyère (1), dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer; nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches, et qui pourra ne pas nous confondre avec eux dans des siècles si reculés? Mais si l'on juge par le passé de l'avenir, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire! Quelles découvertes ne fera-t-on point! quelles dif

férentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la terre, dans les États et dans les empires! Quelle ignorance est la nôtre ! quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans ! » Voilà, en peu de mots, l'un des meilleurs résumés de l'histoire de la civilisation que l'on eût fait alors. C'est la doctrine du progrès, sans exagération ni dans sa vitesse ni dans son étendue. Le fait incontestable est seul affirmé.

LA BRUYÈRE.

- T. II.

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CHAPITRE XXVII.

1689.

Importance des événements politiques en 1689. - État des affaires au commencement de cette année. Prophéties protestantes; inquiétudes des catholiques. · Effet en France de l'arrivée du roi et de la reine d'Angleterre. Sentiments Accueil fait aux exilés.

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de la cour; opinions diverses. — Politique de Louis XIV. Plan de campagne pour l'année 1689, en trois parties: contenir les nouveaux convertis en France; écarter l'ennemi des frontières; l'attaquer en Irlande. Louis XIV prend le parti de Jacques II contre les protestants. Discussions politiques à la cour de France. Ne pas confondre Hermagoras avec la Bruyère, qui devine la grandeur du prince d'Orange et suit les progrès de l'influence de Mine de Maintenon. Éducation du duc de Bourgogne. Beauvilliers, Fénelon, Fleury. Revers militaires en Irlande, en Flandre, en Allemagne imputés à Louvois. Le roi prend en dégoût le système de la dévastation. Triomphe de Seignelay, il devait peu durer. Dieu n'a besoin de personne. Mort d'Innocent XI; élection d'Alexandre VIII. Le roi ne réussit en rien; pessimisme des politiques de la cour. L'égoïsme, cause d'erreurs en politique. Vues de la Bruyère sur les révolutions. En 1789, qu'arrivera-t-il? Le philosophe ne porte pas envie au bonheur des rois.

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Depuis longtemps l'on a l'habitude en France de parler du bien public et des affaires de l'État. « Soit royaume, soit république, il faut qu'on se plaigne, écrivait Me de Scudéry en 1680 (1). On voit des jeunes gens qui sont à peine hors de la conduite de leurs maîtres, prétendre pourtant être les réformateurs du gouvernement. On voit des femmes qui n'ont pas assez d'adresse pour se coiffer, dire aussi hardiment leur opinion sur les affaires d'État les plus difficiles, que si elles avaient la sagesse et l'expérience de Solon. Il serait moins étrange de voir les sept sages de la Grèce choisir des rubans, que de (1) Conversations sur divers sujets, t. I, p. 257-258.

voir tant de jeunes personnes de l'un et l'autre sexe régler l'État. >> Jamais peut-être on n'avait tant parlé politique à la cour de France et dans la maison de Condé qu'au commencement de l'année 1689. On venait de faire à Versailles la grande promotion dans l'ordre du SaintEsprit. « La cour est pleine de cordons bleus, dit Mme de Sévigné (1). On ne fait pas de visite qu'on n'en trouve quatre ou cinq à chacune. Cet ornement ne saurait venir plus à propos pour faire honneur au roi et à la reine d'Angleterre, qui arrivent aujourd'hui à Saint-Germain. Ce n'est point à Vincennes, comme on disait. Ce sera justement aujourd'hui la véritable fête des rois, bien agréable pour celui qui protège et qui sert de refuge, et bien triste pour celui qui a besoin d'un asile. Voilà de grands objets et de grands sujets de méditation et de conversation. Les politiques ont beaucoup à dire. On ne doute pas que le prince d'Orange n'ait bien voulu laisser échapper le roi, pour se trouver sans crime maître de l'Angleterre ; et le roi, de son côté, a eu raison de quitter la partie plutôt que de hasarder sa vie avec un parlement qui a fait mourir le feu roi son père, quoiqu'il fût de leur religion. Voilà de si grands événements, qu'il n'est pas aisé de comprendre le dénouement, surtout quand on a jeté les yeux sur l'état et sur les dispositions de toute l'Europe. Cette même Providence qui règle tout, démêlera tout; nous sommes ici des spectateurs très aveugles et très ignorants. >> Bussy répondit, non sans ironie, du fond de sa province de Bourgogne (2) : « Dieu, en me donnant la force de soutenir mes malheurs, me mit dans l'esprit un fonds inépuisable de pensées pour en parler; et, de peur que mes tours et mes consolations ne s'usent à la fin, il détrône un roi à point nommé pour me fournir de la matière et pour me faire prendre patience. Il me persuade même que le prince qui le protège, qui est si heureux et si digne de l'être, n'a pas forcé la fortune en dormant, et que dans ses prospérités il a moins de repos que ma misère ne m'en laisse. Voici de grandes affaires, et l'Europe n'a jamais été plus brouillée : qui voudrait assurer par où cela finira serait bien présomptueux. »

Mme de la Fayette, dans ses Mémoires de la cour de France, se place au point de vue de Louis XIV pour jeter un coup d'œil sur l'état de l'Europe à ce moment. « Le roi paraissait assez chagrin. Premièrement il était fort occupé, et il l'était de choses désagréables; car

(1) 6 janvier 1689, jour des Rois.

(2) Correspondance de Bussy, t. VI, p. 208.

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