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CHAPITRE XXVI.

MORALE POPULAIRE.

1688-1689.

Obscurité de la quatrième édition.

- Qu'entendait-il par le peuple?

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But de l'auteur. - Originalité de sa morale populaire. Il passe en revue les différentes classes de la société depuis la plus basse jusqu'à la plus haute, et tire de cette revue une conclusion morale qui convient à toutes: il ne faut mortifier personne. Ensuite il applique ce précepte aux divers âges de l'homme indifféremment, à l'enfance, à la jeunesse, à l'âge mûr et à la vieillesse. — Il traite des caractères de chaque âge et décrit les passions qui lui appartiennent, comme l'amour, l'amitié, l'ambition, l'avarice, la vanité, l'égoïsme et l'esprit de routine. - Il prouve avec Me Dacier que le cœur humain est toujours et partout le même, en Grèce, à Rome et à Paris. Mais s'il signale bien des vices et abus, il montre aussi des réformes dont il a été témoin. - Toujours préoccupé de l'intérêt du peuple, il déplore la guerre de la ligue d'Augsbourg. Peu lui importe la gloire militaire des grands et du roi; il veut être tranquille et jouir des douceurs d'un bon gouvernement. Aussi prévoit-il dans l'avenir des révolutions en France comme celle d'Angleterre. Du progrès dans les arts, dans les sciences et dans les institutions politiques.

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Le 15 février 1689, la quatrième édition de l'ouvrage de la Bruyère fut achevée d'imprimer. Il n'y avait rien de changé ni dans le Discours sur Théophraste, ni dans la traduction française des Caractères de Théophraste; mais les Caractères ou Mours de ce siècle avaient subi de tels changements que c'était un ouvrage nouveau, dit l'auteur luimême. D'abord, le volume était doublé : il contenait 764 remarques au lieu de 420 ; et parmi les 344 remarques inédites il y en avait bon nombre plus étendues que celles qui avaient été déjà publiées. Les seize chapitres, étrangement gonflés, n'avaient plus la même composi

tion pour faire de la place aux nouvelles remarques, l'auteur avait transposé plus de 300 remarques anciennes, soit dans les mêmes chapitres, soit d'un chapitre dans l'autre. S'il y avait peu de méthode daus la première édition, il y en eut encore moins dans la quatrième. De là une évidente confusion dans l'ensemble des chapitres, et une certaine obscurité dans bien des remarques. L'auteur ne l'ignorait pas; car il disait (1): « Les sots lisent un livre et ne l'entendent point; les esprits médiocres croient l'entendre parfaitement; les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair; les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point et ne pas entendre ce qui est fort intelligible. » L'auteur profita de cette confusion et de ces obscurcités, non seulement pour se protéger contre les attaques des lecteurs malintentionnés, mais encore pour faire accepter de son public quelque chose de plus rare et de plus hardi.

Me de Scudéry, dans ses Nouvelles conversations de morale (2), décrit la maison de campagne de Zénobie, l'une de ses héroïnes. Rien n'y manquait pour le plaisir de ses hôtes. Outre les enchantements d'un site magnifique, de frais ombrages, de charmantes promenades, et le voisinage de jolies rivières, on trouvait dans cette maison un billard, un clavecin, des guitares, des théorbes, tout ce qui peut servir à l'amusement, et les livres nouveaux les plus agréables à lire : les Essais de morale de Nicole, la morale universelle, la morale de Tacite, la morale d'Épicure, la morale de la cour, la morale à la mode, la morale galante, la morale des politiques, la morale des dames, jusqu'à la morale des hypocrites. Il ne fallait pas y chercher une morale du peuple, c'était inconnu. On s'occupait beaucoup de morale dans les conversations, dans les romans, dans les sermons et même au théâtre; mais dans la société polie on professait un tel dédain pour les mœurs du peuple, qu'on n'y faisait guère attention que pour s'en moquer. Aussi Me de Scudéry n'enseignait sa morale qu'à la bonne compagnie, et elle avait raison qu'est-ce que le peuple aurait pu comprendre à l'analyse minutieuse des sentiments divers de deux caméléons qui ressemblent beaucoup à des courtisans, et à l'histoire authentique de la coquetterie dans tous les temps, mais surtout pendant la jeunesse de la vénérable octogénaire? Les dames et les demoiselles de Saint

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(2) Achevé d'imprimer, 30 juin 1688, t. I, p. 5.

Cyr faisaient leurs délices de cette morale. Mme de Sévigné (1) la portait aux nues, en rêvait pendant son sommeil, et déclarait, quoique bien éveillée, que l'agrément de cette morale ne finirait jamais. La Bruyère remarque, dans la préface de sa quatrième édition, « qu'il n'est pas permis de négliger le peuple ».

<< Les grands, dit Claude Fleury (2), accoutumés dès l'enfance à se distinguer de tout le reste des hommes et à se regarder comme des divinités terrestres, considèrent leurs domestiques et leurs valets comme des animaux d'une autre espèce, nés pour servir à toutes leurs fantaisies et pour être les instruments de leur commodité. C'est pour cela que Bossuet, dans sa Politique tirée de l'Écriture sainte (3), commença par exposer au Dauphin que tous les hommes sont frères, que les rois ne sont point exempts de cette loi, que Dieu leur défend de s'élever au-dessus de leurs frères par un sentiment d'orgueil, et que c'est à cette condition qu'il leur promet un long règne. « Nous voyons, dit Bossuet, la société humaine appuyée sur ces fondements inébranlables un même Dieu, un même objet, une même fin, une origine commune, un même sang, un même intérêt, un besoin mutuel, tant pour les affaires que pour la douceur de la vie. » Aussi la Bruyère « crut devoir glisser dans sa quatrième édition quelques pensées et réflexions à l'usage du peuple ».

L'auteur avoue (4) « que ces pensées et ces réflexions n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité des autres : le lecteur peut les condamner. Bien qu'elles semblent admises pour la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, l'auteur les eût certainement proscrites, s'il en eût eu la liberté. Mais s'il arrive qu'elles plaisent à quelques-uns et que cela leur fasse accepter d'utiles vérités, il ne faut pas s'en repentir. » Il ne s'en repentit point. En effet, « qui dit peuple dit plus d'une chose (5): c'est une vaste expression, et l'on s'étonne de voir ce qu'elle embrasse, et jusques où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands : c'est la populace et la multitude; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits. » Nous ne devons pas nous étonner du développement qu'ont pris dans

(1) T. VIII, p. 371.

(2) Devoirs des grands et des domestiques, p. 7. Paris, 1688.

(3) Livre Ier, article 1er. Propositions 3, 4, 5, 6.

(4) Préface de la 4e édition.

(5) Chap. IX, no 53.

la quatrième édition ces quelques pensées et réflexions à l'usage du peuple.

Nous n'avons pas ici la fade et insipide Doctrine des mœurs par Gomberville (1), qu'on venait de réimprimer. Au lieu de promettre en un titre pompeux d'enseigner à tous la manière de parvenir à la sagesse universelle, au lieu d'exposer avec emphase des lieux communs qui ne touchent personne, la morale populaire insinuait modestement d'utiles conseils parmi les remarques que le gentilhomme de la maison de Condé avait faites à la cour de France. « Sensible, familière, instructive et accommodée pour le simple peuple », elle convenait à tous, même aux grands et aux gens du monde qui voulaient la proscrire. Pour répondre à l'insolente ironie de ces esprits altiers qui croient que leur jugement fait le bon sens, la Bruyère entreprit de démontrer suivant sa méthode ordinaire, par l'expérience de tous les jours, que ses pensées et réflexions à l'usage du peuple n'étaient pas de vaines rêveries ni des hypothèses sans fondement, mais des observations qui s'appuyaient sur des faits constants et toujours faciles à vérifier. Alors, passant en revue les différentes classes de la société, il fit voir quelque chose de noble et d'honorable dans les plus basses, et quelque chose de bas et de vil dans les plus hautes. C'est un tableau de la comédie humaine dans la société du dix-septième siècle, comme l'a confusément entrevu de nos jours M. Édouard Fournier.

Pour bien comprendre la démonstration de la Bruyère, cherchons avec lui les hommes qui occupaient le dernier rang dans l'échelle sociale, les plus misérables et les plus grossiers, les plus abjects de toute la France. « Il y avait autrefois, dit Fleury (2), des serfs par toute la France; il se voit encore grand nombre d'affranchissements, même de ceux des environs de Paris. A présent il n'y a plus de serfs qu'en Champagne, en Bourgogne et quelques pays voisins. >> Mais quelque profond que fût leur abaissement, le moraliste saura bien les relever, et faire ressortir ce qu'il y a de grand et de généreux dans leur condition (3): « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une

(1) A Paris, 1688, in-12, chez Jacques Legras, à l'entrée de la galerie des prisonniers, à l'image Notre-Dame au Palais.

(2) Cl. Fleury, Institution au droit français; Droit privé, ch. III.

opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé. » On a voulu voir dans ce caractère le portrait du paysan français sous Louis XIV, c'est une erreur. Depuis longtemps le paysan français était de condition franche, depuis le treizième siècle en Normandie (1). Il était même devenu partout propriétaire foncier. C'est pour cela que la Bruyère préférait la vie du laboureur à celle du bourgeois, et trouvait le paysan normand plus doux et plus poli que les magistrats. Après le serf venait le manoeuvre : il n'était pas attaché à la glèbe, mais il n'était guère plus libre et faisait un triste métier. « Il y a, dit la Bruyère (2), des créatures de Dieu qu'on appelle des hommes, qui ont une âme qui est esprit, dont toute la vie est occupée et toute l'attention est réunie à scier du marbre cela est bien simple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent les jours à ne rien faire : c'est encore moins que de scier du marbre. »

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Ce qui était bien pire, c'était la vie de certains nobles de province. Ils ne se contentaient pas de ne rien faire : « Dom Fernand, dans sa province (3), est oisif, ignorant, médisant, querellenr, fourbe, intempérant, impertinent; mais il tire l'épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie; il a tué des hommes : et il sera tué. » C'est le seul service qu'il puisse rendre à l'État. « Le noble de province (4), inutile à sa patrie, à sa famille et à lui-même, souvent sans toit, sans habits et sans aucun mérite, répète dix fois le jour qu'il est gentilhomme, traite les fourrures et les mortiers de bourgeoisie, occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres, qu'il ne changerait pas contre les masses d'un chancelier. » Et ces gens-là se moquent des gens d'esprit!

<Rire des gens d'esprit, c'est le privilège des sots : ils sont dans le monde (5) ce que les fous sont à la cour, je veux dire sans consé

(1) Chap. VII, no 21, chap. XII, no 22.

(2) Chap. XII, no 102.

(3) Chap. XI, n° 129.

(4) Chap. XI, n 130. (5) Chap. v, no 56.

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