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SCÈNE V.

HARPAGON, VALÈRE, MAITRE JACQUES.

HARPAGON.

Valère, aide-moi à ceci. Oh çà? maître Jacques, approchez-vous; je vous ai gardé pour le dernier.

MAÎTRE JACQUES.

Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler? car je suis l'un et l'autre.

HARPAGON.

C'est à tous les deux.

MAÎTRE JACQUES.

Mais à qui des deux le premier?

HARPAGON.

Au cuisinier.

MAITRE JACQUES.

Attendez donc, s'il vous plaît.

(Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paroit vêtu en cui

sinier.)

HARPAGON.

Quelle diantre de cérémonie est-ce là?

MAÎTRE JACQUES.

Vous n'avez qu'à parler.

HARPAGON.

Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir

મે

souper.

MAITRE JACQUES, à part.

Grande merveille!

HARPAGON.

Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère?

MAÎTRE JACQUES.

Oui, si vous me donnez bien de l'argent.

HARPAGON.

Que diable! toujours de l'argent! Il semble qu'ils n'aient rien autre chose à dire; de l'argent! de l'argent! de l'argent! Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche, de l'argent! Toujours parler d'argent! Voilà leur épée de chevet, de l'argent!

VALÈRE.

Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là: Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent! c'est une chose la plus aisée du monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fit bien autant. Mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent.

MAÎTRE JACQUES.

Bonne chère avec peu d'argent!

Oui.

VALÈRE.

MAÎTRE JACQUES, à Valère.

Par ma foi, monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier aussi-bien vous mêlez-vous céans d'être le factotum.

1 L'épée de chevet est l'épée dont on se sert habituellement. Au figuré, c'est le mot ou le raisonnement que l'on emploie de préférence.

HARPAGON.

Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra?

MAÎTRE JACQUES.

Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu d'argent.

HARPAGON.

Ah! je veux que tu me répondes.

MAÎTRE JACQUES.

Combien serez-vous de gens à table?

HARPAGON.

Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

Cela s'entend.

VALÈRE.

MAITRE JACQUES.

Hé bien! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes... Potages... Entrées...

HARPAGON.

Que diable! voilà pour traiter une ville tout entière. MAÎTRE JACQUES.

Rót.

HARPAGON, mettant la main sur la bouche de maître Jacques. Ah! traître, tu manges tout mon bien.

Entremets...

MAÎTRE JACQUES.

HARPAGON, mettant encore la main sur la bouche de Maitre

Encore!

Jacques.

VALÈRE, à maître Jacques.

Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le

monde? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger

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Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de viandes; que, pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans le repas qu'on donne, et que, suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

HARPAGON.

Ah! que cela est bien dit! approche que je t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : il faut vivre pour manger et non pas manger pour vi... Non, ce n'est pas cela. Comment estce que tu dis?

VALÈRE.

Qu'il faut manger pour vivre, et non vas vivre pour

manger.

HARPAGON.

( A maître Jacques. ) Oui. Entends-tu? A Valère. ) Qui est le grand homme qui a dit cela?

VALÈRE.

Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

HARPAGON.

Souviens-toi de m'écrire ces mots : Je les veux faire

graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

VALÈRE.

Je n'y manquerai pas et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire; je réglerai tout cela comme

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MAÎTRE JACQUES.

Tant mieux, j'en aurai moins de peine.

HARPAGON, à Valère.

Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d'abord; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

VALÈRE.

Reposez-vous sur moi.

HARPAGON.

Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon

carrosse.

MAÎTRE JACQUES.

Attendez. Ceci s'adresse au cocher.

(Maître Jacques remet sa casaque. )

Vous dites...?

HARPAGON.

Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire...

MAITRE JACQUES.

Vos chevaux, monsieur! Ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point; et ce seroit mal parler: mais vous leur faites observer des

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