Page images
PDF
EPUB

XIV.

JUPITER ET LA BREBIS

FABLE TRADUITE DE L'ALLEMAND DE LESSING.

<< La Brebis souffrait beaucoup de mauvais traitements › de la part des autres animaux. Elle se présenta devant > le trône de Jupiter et le pria d'améliorer sa triste position.

» Jupiter se montra bienveillant et dit à la brebis Je > reconnais, ma douce créature, que je t'ai trop complè> tement privée de défense. Vois donc comment je pourrai réparer ma faute pour le mieux. Dois-je armer ta bouche de dents déchirantes ou tes pieds de griffes ‣ aiguës?

» Oh! non, dit la brebis, je ne veux rien avoir de » commun avec les bêtes de proie.

» Ou bien, continua Jupiter, mêlerai-je du venin à la » salive?

» Ah! répondit la brebis, les serpents venimeux sont > trop universellement haïs.

» Mais alors que faut-il faire? Je vais planter des » cornes sur ton front et donner plus de vigueur aux » muscles de ton cou.

» Pas encore cela, père plein de bonté; je pourrais >> aisément devenir aussi batailleuse que le bouc.

» Et cependant, riposta Jupiter; il faut que tu puisses >> toi-même faire du mal, si tu veux que les autres se » gardent de t'en faire.

» Faut-il qu'il en soit ainsi? soupira la brebis, Laisse» moi donc comme je suis, ô père tout-puissant. Le pou>> voir de nuire conduit, je le crains, à l'amour de nuire. » et il vaut mieux souffrir des injustices d'autrui que d'en » commettre soi-même.

» Jupiter bénit la brebis, qui, depuis ce jour, n'a plus » proféré aucune plainte.

« LESSING. »

MORALITÉ.

Les méchants dirigent leurs attaques de préférence contre les personnes incapables de se défendre. Il est donc nécessaire de montrer qu'on est armé, afin d'éviter d'être attaqué injustement. Il n'y a que les forts qui puissent mettre un frein aux entreprises des méchants.

Mais il est à craindre que les forts ne soient tentés d'abuser de leur force, et qu'ils ne tournent contre le bien des armes qu'ils n'ont reçues du ciel que pour en poursuivre la défense.

Fais-toi brebis, le loup te mangera, dit un vieux proverbe.

On ne trouverait peut-être pas sur toute la terre ronde, un seul journaliste auquel il soit besoin de faire cette recommandation. Les journalistes appartiennent au genre des hommes de lettres, genre particulièrement irritable et querelleur, qui ne passe pas du tout pour être de la nature douce et inoffensive de la brebis. Ils ont bec et ongles et ils savent tous plus ou moins mordre et égraligner.

Ayant la faculté de faire du mal, qu'ils n'en fassent pas sans nécessité et pour le seu! plaisir d'en faire. Leur demander davantage, ce serait se montrer trop exigeant et l'on aurait grande chance de ne rien obtenir d'eux.

Maintenant, si Jupiter ne donne sa bénédiction qu'aux pieuses créatures qui supportent sans se plaindre toutes les avanies possibles, il ne bénira certainement par les journalistes. Mais il est à croire qu'ils sauront assez facilement s'en consoler.

Vendredi, 24 Juillet 1868.

XV.

Celui qui, voulant fonder un journal, aurait la singulière fantaisie de demander leur avis à ses futurs abonnés sur le genre à adopter pour son journal et sur la ligne de conduite morale ou politique qu'il devrait y suivre, se convaincrait pleinement, s'il l'ignorait encore, combien les sentiments des hommes différent de l'un à l'autre. Les naturalistes assurent que, depuis la création, la nature n'a pas produit deux êtres identiquement pareils. Il serait impossible de trouver deux personnes ayant tout-à-fait les mêmes opinions sur quoi que ce soit. Le meilleur parti à prendre pour un journaliste est d'en agir à sa tête; d'écouter poliment les avis de ses lecteurs présents ou futurs, si ces lecteurs lui en donnent, mais de ne les suivre que lorsqu'il le jugera à propos.

Ce qui m'arrive fréquemment, doit aussi arriver à d'autres rédacteurs de petits journaux de province.

Le journal où j'écris est une feuille bien humble et qui ne fait pas grand tapage. même dans le cercle assez restreint où elle est connue. Mais je l'aime ainsi faite; je l'ai prise telle qu'elle s'offrait à moi, et j'aurais cu le choix

« PreviousContinue »