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seul l'entreprendre. Je voudrais pouvoir lui garantir pour prix de ses peines, la reconnaissance des lettrés de l'avenir. mais j'ai trop la connaissance du cœur humain, et je lui prédis presque à coup sûr que l'ingratitude et l'oubli seront son unique récompense.

Peut-être, cependant, dans la littérature restaurée se trouvera-t-il un écrivain moins oublieux que ses confrères. Il fera un livre à la louange de la petite presse.

La petite presse voudra-t-elle se rendre digne de ce livre ?

Vendredi, 23 Octobre 1868.

XXXI.

J'ai rencontré ce matin Raginet. Vous êtes toujours certain de le rencontrer toutes les fois que ce personnage a quelque chose de désagréable à vous dire. Raginet est envieux et rageur; il a tous les méchants instincts; mais il est special pour glisser aux gens des méchancetés sous forme de compliments. Cependant Raginet n'est pas simplement un mauvais plaisant, c'est un être malicieux qui aime à causer du déplaisir à ses semblables il ne serait pas content de vous avoir grisé de son encens empoisonné, si vous ne ressentiez pas les effets du poison. C'est pourquoi il outre tellement la louange, il emploie des expressions tellement exagérées, qu'à moins d'être aussi bête qu'il est méchant, vous finissez par sentir le trait qu'il vous décoche. Et il est d'autant plus satisfait qu'il vous fait plus de peine et qu'il vous torture davantage. Du reste, d'une politesse désespérante, il est difficile de se fâcher contre lui. Son plus grand désappointement, c'est lorsque ses fausses louanges sont prises au sérieux par

celui auquel il les adresse. Dans ce cas, il ne sait pas toujours se contenir, il se départ de ses formes polies, il devient grossier, et il est quelquefois possible de lui administrer une juste correction.

J'ai donc rencontré Raginet ce matin. En m'apercevant, il s'est dirigé vers moi dans l'intention évidente de me parler, et le sourire qui s'épanouissait sur sa maigre face ne me présageait rien de bon. Je fis un rapide examen de conscience, et je ne me trouvai vulnérable sur aucun point; tous ceux qui me sont chers sont en bonne santé et en bonne renommée; je ne suis pas assez riche pour être bien sensible à une perte d'argent; et je crus n'avoir rien à redouter des flatteries sarcastiques de Monsieur Raginet.

Je me trompais. Raginet venait de lire mon article de vendredi dernier il me l'apprit. Il m'affirma que je n'avais rien fait de mieux, que c'était bien supérieur à tout ce qu'on lit dans les journaux parisiens. Peu s'en est fallu qu'il ne m'ait juré que cet article se plaçait au rang des chefs-d'œuvre de l'antiquité et des temps modernes. C'était une grande idée, digne d'un homme de génie, de vouloir faire du petit journal le Résurrecteur de la bonne littérature. J'étais à la hauteur de mon entreprise, et, malgré la publicité excessivement restreinte de mon journal, je devais infailliblement réussir. Un autre eût commencé ses tentatives de réforme par le journalisme parisien, j'avais compris qu'arriver au but par d'infimes moyens est bien plus glorieux que d'y parvenir par l'emploi des grands expédients. Les grands esprits puisent seuls dans leur force ce magnifique dédain des précautions or

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dinaires de la prudence humaine, et ils peuvent seuls se permettre ce dédain sans compromettre le succès de leurs gigantesques entreprises. Raginet me prédisait un glorieux succès, et il se félicitait, pour sa part, d'être citoyen de la petite ville que j'avais élue pour y lancer cet admirable manifeste, qui ne pouvait manquer de révolutionner de fond en comble la république des lettres.

Là-dessus, j'ai quitté Raginet assez brusquement pour lui laisser la satisfaction de penser qu'il m'a beaucoup chagriné. Puis je suis rentré chez moi, où j'ai écrit ceci.

Malheureux Raginet, combien votre rage envieuse et jalouse vous aveugle! Où avez-vous découvert que j'eusse jamais eu le grandiose projet que vous me prêtez? Relisez tout ce que j'ai écrit, d'un bout à l'autre, et je vous mets au défi d'y trouver rien de semblable. Je ne me suis posé nulle part en promoteur d'une réforme littéraire quelconque. Je me suis engagé parmi les écrivains qui travaillent à rétablir les lettres dans leur ancienne splendeur, et je suis l'un des plus modestes pionniers de l'œuvre. Avec plusieurs personnes de mérite, je crois que la presse littéraire, la petite presse, puisqu'il faut l'appeler par son nom, peut apporter le plus utile concours à cette restauration; et je le lui ai dit de mon mieux, afin de l'exciter à nous venir en aide. C'est rarement celui qui doit commander une armée qui en recrute les soldats. S'il vous plait de faire le facétieux, j'accepterai d'être appelé par vous capitaine de recrutement ou sergent raccoleur. Mais. cessez, ô Raginet, de vous ingénier à me faire comprendre que le rôle de général n'est pas fait pour moi je n'ai jamais songé à remplir ce rôle. Je vous le démontrerais, si

ce n'était chose superflue. Vos sarcasmes, portant à faux n'ont pu m'émouvoir, et vous avez dépensé tout votre fiel en pure perte. Soyez-en au désespoir, et que le remords dé n'avoir été qu'un sot pour avoir voulu être trop méchant, vous serve de châtiment !

Vendredi, 30 Octobre 1868.

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