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LA PETITE PRESSE

EN PROVINCE.

I.

Les journaux politiques sont ordinairement imprimés sur du papier d'un grand format, et c'est pour cela que la presse politique prend le nom de grande presse; par suite, toute la presse non politique se trouve désignée sous la qualification de petite presse.

La petite presse n'est pas au-dessous de la grande, et elle serait plutôt au-dessus, car il faut peut-être quelquefois plus de talent, d'esprit naturel et d'étude, pour rédiger le moindre petit journal que pour tartiner dans n'importe quelle feuille de la dimension la plus colossale. Cela n'est point un paradoxe; c'est une vérité reconnue par quiconque s'est jamais mêlé d'écrire. A ceux qui en douteraient, je proposerais une expérience qu'ils relisent un article. d'un grand journal vieux de quelques jours. Tout le prestige de la grande presse réside dans l'intérêt qu'ont, dans le moment, les questions dont elle traite. Lorsque le

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temps est venu refroidir cet intérêt, le peu de mérite de l'œuvre apparaît dans toute sa réalité. Un écrit qui ne peut être lu qu'une fois ne saurait être mis sur la même ligne que celui qu'on relit toujours avec un nouveau plaisir. A l'exception de quelques-uns tout d'actualité, bien des petits journaux supportent plusieurs lectures.

:

Les rédacteurs de la grande presse sont appelés publicistes on ne leur donne le titre d'écrivains que lorsqu'ils l'ont acquis par quelque ouvrage en dehors de leur labeur journalier.

A Dieu ne plaise que je veuille, en aucune façon, dénier son importance au journalisme politique ce que j'en dis ici n'est que pour lui assigner son rang dans la littérature, rang nécessairement inférieur. Je consens, si l'on veut, à placer les publicistes au-dessus des écrivains, à la condition que ce soit en dehors de la littérature, mais s'ils réclament une place dans la république des lettres, je ne puis la leur accorder qu'au bas de l'échelle.

De la petite presse j'éliminerai les journaux scientifiques, et je ne parlerai que de la petite presse proprement dite. Il n'est pas du tout aisé de définir rigoureusement ce qu'on doit entendre par petit-journal; heureusement le nombre des petits journaux est assez grand, et ils sont suffisamment répandus, pour que tout le monde sache parfaitement les distinguer des autres journaux. Souvent les grandes feuilles donnent asile dans leurs colonnes à des articles de petit journal ou de journal scientifique, et ces articles ne sont pas les moins lus.

Le journalisme politique ne brille qu'à Paris dans quelques grands centres, il est encore possible, mais ailleurs il ne peut que végéter: point n'est besoin de le démontrer, tant l'évidence en est grande.

Reste done aux petites villes de province le journalisme non politique, le petit journalisme, et encore sur ce terrain faut-il bien se garder de vouloir lutter avec la capitale. On a beaucoup parlé de décentralisation littéraire, et l'on a raison de chercher à secouer le joug de Paris, surtout en pareille matière. Mais ce ne serait pas secouer le joug que de se montrer servile imitateur. Le petit journal est un admirable engin de décentralisation littéraire, s'il est manié avec habileté. Le but à atteindre n'est pas de remplacer en province le journal parisien par celui de la localité, mais bien au contraire de conquérir à ce dernier des lecteurs hors du pays. Les personnes qui s'intéressent aux choses de la capitale, liront toujours les journaux de la capitale mieux renseignés que tous autres. C'est alors un mauvais calcul que de farcir le journal local de lambeaux empruntés aux feuilles parisiennes; l'usage qui s'est introduit à peu près partout des correspondances parisiennes plus ou moins spéciales ne vaut pas mieux.

La décentralisation ne nous condamne pas à n'être que de maladroits copistes des Parisiens. Ainsi, les moindres accidents de la vie parisienne reçoivent du théâtre sur lequel ils se produisent, un lustre que n'obtiendront jamais les faits de même ordre de la vie bordelaise ou marseillaise, et à bien plus forte raison ceux de la vie bergeraquoise, nontronnaise ou ribéraquoise. Proscrivons par conséquent toutes ces petites niaiseries locales, qui n'ont ni tête ni queue, et que tout le talent de leurs auteurs ne parvient jamais à préserver du ridicule.

La grande extension de l'instruction en France permet de pouvoir faire, dans toute petite ville, un journal littéraire très présentable, pourvu que tout ceux qui y travailleront,

se donnent la peine de traiter des sujets convenables. En province, on est forcé d'être moins futile et moins frivole qu'à Paris. Ecrivains de province, nous pouvons envier nos confrères parisiens à qui tout est permis, même d'être des sots, mais nous devons accepter les exigences de notre position. Est-il donc si difficile d'être sérieux sans pédantisme et sans ennuyer? Ne peut-on pas plaisanter avec esprit et avec décence tout à la fois ? Pour amuser, il n'est pas indispensable d'exhiber de laborieuses inepties, et quand on a sali mal à-propos quelques feuilles de papier. on est dispensé de le faire savoir aux gens.

Mes critiques ne s'adressent pas à tous les journaux des départements il en est qui marchent dans la voie qu'il serait désirable que tous suivissent. J'espère que La Dronne ne s'écartera jamais par trop de cette voie, et je ferai tout mon possible pour l'y maintenir.

Les idées que je viens d'émettre ne sont pas nées d'aujourd'hui dans mon esprit, j'ai cu tout le temps de les laisser mûrir, et je leur aurais donné plus de développement, si l'espace ne m'avait fait défaut. Je les reprendrai probablement à nouveau un jour ou l'autre (1). Au surplus, j'aime à croire qu'elles ne me sont pas personnelles, et qu'elles sont partagées par beaucoup d'hommes sensés.

Vendredi, 17 Avril 1868.

(1) Je les ai reprises, et je n'ai pas tardé à le faire. Ce volume en est la preuve. Mais quand j'écrivis cet article et quelques-uns des suivants, je n'avais pas le projet de les réunir en volume. Le lecteur s'en apercevra aisément au décousu de l'ouvrage.

II.

Le petit journal peut beaucoup, même en province, pour la propagation des lumières, et jusqu'à un certain point, pour l'amélioration des mœurs et le redressement des travers sociaux. Il est généralement plus lu que le journal politique. Cela tient à la grande variété des matières dont il s'occupe. Un petit journal n'est jamais trop varié il faut qu'il évite l'uniformité, car c'est elle qui enfante l'ennui.

Parmi les éléments de succès de la petite presse, la satire des mœurs et des ridicules des hommes du jour vient en première ligne. Mais c'est là où l'écrivain de province ne saurait être assez prudent, et quoiqu'il fasse, il froissera inévitablement bien des susceptibilités. Chacun sait combien les susceptibilités provinciales sont irritables : ce sont des sensitives de la dernière délicatesse : le moindre souffle de la critique suffit elles se replient sur ellesmêmes, et l'impression qu'elles ont ressentie, elles ne l'oublient jamais. Alors, malheur à toi! pauvre journaliste, tu t'es fait des ennemis implacables, le plus souvent sans t'en douter. Si tu parles d'un avare, M. X. s'imagine que

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