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ensuite ces ouvrages, diviser l'objet de notre étude. Mais quelle est la nature de cet objet, et comment faut-il le diviser? Est-il formé de réalités, ou de pures conceptions? Ilimporte de le savoir; car on ne divise pas une réalité comme une pure abstraction, ni un être organisé comme une matière inorganique.

En général, le sens de tous les préceptes de Descartes est vague, incertain, dans les ouvrages que l'on nous présente comme devant être les premiers objets de notre étude. Je me suis assuré qu'un opuscule de Descartes, resté longtemps manuscrit après sa mort, avait été composé par l'auteur avant ses autres écrits et qu'il lui a servi de guide dans ses premiers travaux. Il m'a paru renfermer les idées fondamentales de sa méthode et éclaircir les doutes que ses autres ouvrages laissent subsister. J'ai cru qu'il serait utile de commencer l'exposition de la méthode de Descartes par une analyse étendue de cet opuscule, et qu'il suffirait ensuite de montrer en peu de mots le développement de ces principes dans les autres ouvrages. C'est ce que j'essaie de faire aujourd'hui, convaincu que cette manière de procéder facilite singulièrement l'intelligence des œuvres de Descartes et répand sur ses théories un jour tout nouveau. En changeant l'ordre des matières dans une exposition, je n'enrichis certainement la science d'aucune découverte; mais, si je puis mettre dans une plus grande évidence la nature et la valeur d'un des grands systèmes de philosophie, ce sera pour moi un assez bon résultat. Une science gagne toujours à l'exposition claire des principales productions qu'a fournies le travail de son enfantement ou l'histoire de ses développements successifs. On n'a pas une idée de la philosophie, si, à la connaissance des problèmes qu'elle se propose de résoudre, on n'ajoute l'histoire des principaux essais qui ont été faits pour en obtenir la solution.

Or, l'histoire de la philosophie nous montre deux voies dans lesquelles sont entrés les penseurs qui, pour atteindre ce but, n'ont consulté que les lumières naturelles. Les uns, doués d'une puissante faculté de concevoir, et cédant à un urgent besoin de croyances, avant d'étudier les faits, ont tenté de donner une explication des choses, et de deviner le secret de la création par le seul effort de leur entendement; d'autres, moins audacieux,

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n'ont pas dédaigné d'entrer plus lentement dans l'examen des faits, au risque cependant de se perdre dans les détails, ou du moins de s'oublier dans l'étude d'une des parties du grand tout qu'ils étaient obligés de connaître dans son entier. De là, deux grandes écoles de philosophie. Dans l'une les Pythagore, les Parménide, les Platon, les Descartes; dans l'autre, les Thalès, les Leucippe, les Aristote, les Bacon. La première école est celle des Idéalistes, et la seconde est celle des partisans de l'observation, appelés les Empiristes, et quelquefois les sensualistes. Ces deux écoles se retrouvent partout, parce qu'elles ont leurs fondements dans deux natures d'esprits qui se reproduisent sans cesse dans la littérature et dans les beaux-arts, non moins que dans la philosophie. Si dans celle-ci on a les idéalistes et les partisans de l'observation, dans l'étude des beaux-arts on oppose la théorie de l'idéal à la théorie du réel, et dans la littérature on partage les auteurs en classiques et en romantiques; c'est-à-dire que l'on distingue les poètes et même les prosateurs selon que dans leurs œuvres ils cherchent à réaliser l'idéal du beau qu'ils ont conçu, ou bien qu'ils veulent reproduire la nature telle qu'elle existe, sans s'inquiéter si, à côté des beaux caractères qu'elle leur offre, elle ne les obligera pas à représenter des traits difformes ou hideux.

Le travail que nous publions aujourd'hui sur la méthode de Descartes fera connaître en abrégé l'idéalisme moderne ou le cartésianisme, puisque la méthode choisie par un philosophe détermine d'avance la nature des solutions que ce philosophe donnera à ses problèmes.

Nous ferons connaître ensuite la philosophie de l'observation et de l'induction, en exposant la méthode de Bacon. On n'a souvent vu dans ce dernier que le timide observateur des faits, le partisan exclusif de l'expérience et quelquefois le père du matérialisme moderne. Nous serons heureux de montrer quelle est la profondeur de sa philosophie, et combien il est éloigné des principes du matérialisme. Nous ferons voir comment, après avoir distingué trois degrés dans le savoir humain, qui sont la connaissance des faits, celle de leurs causes immédiates et particulières, et celle de leurs causes générales ou de leurs formes, il a su donner à sa large méthode trois faces correspondantes aux trois degrés du savoir, et s'élever ainsi à toute la hauteur

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de la science. Or, on semble n'avoir vu qu'un seul côté de sa philosophie.

Dans la philosophie comme dans les beaux-arts, confondre les deux grandes écoles dont nous venons de parler, mêler leurs principes et leurs langues, c'est se mettre dans l'impossibilité de comprendre aucun auteur et de rien entendre à la science ellemême, qui ne peut se composer d'idées disparates: si nos deux écrits pouvaient apprendre aux jeunes gens à bien distinguer ces écoles principales, à détacher les principes propres à chacune d'elles et à les suivre dans leurs divers développements, nous aurions déjà accoutumé leur intelligence à la clarté, donné à leur langage de la sévérité et de la force à leur raisonnement: nous serions amplement dédommagé de nos peines.

Grenoble, le 2 janvier 1852.

G.-A. PATRU.

INTRODUCTION.

De la Méthode en général, de son origine et de sa double nature.

On a souvent dit que la méthode est à elle seule toute la science; quelques-uns même ont avancé qu'elle constitue toute la différence entre les esprits, et cette dernière opinion n'appartient pas aux plus faibles intelligences de l'humanité, puisqu'elle compte parmi ses partisans les Bacon et les Descartes. La méthode est, sans doute, d'une grande importance; elle est même une condition indispensable du succès dans les sciences; mais cependant elle n'en est pas la première cause. Elle suppose l'existence antérieure de plusieurs choses dont elle dépend et qui l'engendrent. Elle n'est pas elle-même une force vivante, elle n'est qu'un instrument pliable en divers sens. Elle est un ensemble de moyens choisis pour arriver à découvrir la vérité et à constituer la science. Voici quels sont tous les moyens de puissance de la méthode : étant donnée la nature des matières que l'on veut étudier, elle détermine l'objet à étudier; elle indique le point de départ et le point d'arrivée; elle opère les divisions dans l'objet et en dispose

les parties dans l'ordre le plus favorable aux considérations de l'esprit ; elle assigne les facultés intellectuelles ou les autres moyens de connaître qui doivent être employés pour chacune des parties de l'objet; elle trace les procédés à exécuter avec ces moyens de connaître pour découvrir la vérité. Or, ces opérations ne se font pas seules et ne s'exécutent pas de la même manière pour tous les esprits. Deux choses, principalement, impriment une direction particulière aux opérations qui constituent la méthode: c'est la nature des tendances primitives qui dominent dans chaque esprit, et la nature des connaissances ou des idées auxquelles chaque esprit attache la certitude et le caractère scientifique.

D'abord, il faut savoir qu'il y a pour l'homme quatre espèces d'objets sur lesquels se portent ses études, et, par conséquent, qu'il y a aussi quatre facultés correspondantes à ces divers objets.

Ces objets sont:

1o Les choses extérieures visibles, tangibles, physiquement appréciables;

2o Les choses qui se passent en nous, et dont nous avons le sentiment, savoir: les actes que nous produisons intérieurement et les mille événements qui s'accomplissent sur le théâtre de la conscience;

3o Les choses invisibles, dont les choses visibles et senties nous font comprendre l'existence; telle est la substance, que nous comprenons exister sous les qualités et sous les diverses manifestations que nous connaissons par l'observation; telle est la cause, révélée par les changements et les effets; telle est l'éternité, cachée sous la durée; l'espace, sous l'étendue tangible; tel est l'être nécessaire, sous les êtres contingents;

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