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Descartes était porté à critiquer les facultés de l'entendement humain, mais que c'est dans cette critique qu'il faisait consister principalement sa méthode définitive, sa méthode philosophique.

Voici à peu près comment il s'exprime ensuite:

La tâche de la science générale est de connaître et d'expliquer la partie de l'univers dont la connaissance est à notre portée. Mais pour résoudre ce grand problème et les problèmes secondaires qu'il renferme, nous n'avons qu'une méthode composée de procédés que l'habitude seule nous fait employer, et dont ni la rectitude, ni la puissance ne nous sont connues par l'expérience ou la démonstration. Est-ce avec une telle méthode, que nous aborderons les problèmes sérieux de la science? Nous n'aurions aucun espoir fondé de réussir. Nous devons imiter l'habile ouvrier qui, étant obligé de fabriquer un ouvrage délicat, sans avoir les outils nécessaires pour atteindre à cette délicatesse, commence par se façonner des instruments grossiers, à l'aide desquels il se construit des outils véritables et commodes pour exécuter l'ouvrage qui lui a été commandé (V. p. 245). « Qu'un homme, par exemple, veuille exercer le métier de forgeron; s'il était privé de tous les outils nécessaires, il sera forcé de se servir d'une pierre dure ou d'une masse grossière de fer, au lieu d'enclume; de prendre un caillou pour marteau, de disposer deux morceaux de bois en forme de pinces, et de se faire ainsi les instruments qui lui sont indispensables. Cela fait, il ne commencera pas par forger, pour l'usage des autres, des épées et des casques, ni rien de ce qu'on fait avec le fer; avant tout, il se forgera des marteaux, une enclume, des pinces et

tout ce dont il a besoin. De même, ce n'est pas à notre début, avec quelques règles peu éclaircies, qui nous sont données par la constitution même de notre esprit, plutôt qu'elles ne nous sont enseignées par l'art, qu'il faudra de prime abord tenter de concilier les querelles des philosophes, et résoudre les problèmes des mathématiciens. Il faudra d'abord nous servir de ces règles pour trouver ce qui nous est le plus nécessaire à l'examen de la vérité, puisqu'il n'y a pas de raison pour que cela soit plus difficile à découvrir qu'aucune des questions qu'on agite en géométrie, en physique, ou dans les autres sciences.... »

De ces réflexions et du plan de conduite qui s'en déduit pour l'étude des réalités, résulta chez Descartes une méthode critique, en continuelle défiance contre nos moyens naturels de connaître, et qui chercha dans l'idée de Dieu l'indication définitive de tout ce qu'il faut croire et regarder comme certain; dans l'intention de son auteur, cette méthode devait être anti-naturelle et théologique.

La première méthode, destinée aux mathématiques, prend pour unique guide la conception claire; celle-ci, destinée à nous faire connaître les réalités, ne veut prendre pour règle que l'idée de Dieu. Ces deux méthodes nous semblent bien distinctes par la différence de l'objet et par la différence de caractère.

Nous avons donc eu raison de distinguer deux phases dans le développement de la méthode de Descartes. A la première époque, l'auteur ne s'occupant, de fait, que d'une espèce de sciences, savoir: des sciences d'abstractions, bien qu'il crût traiter de toutes les espèces pos

sibles, n'avait besoin, pour former ces sciences, que d'une seule faculté intellectuelle, la conception. Aussi proclamait-il ce moyen de connaître comme l'unique qui fût admissible dans les sciences; et n'ayant pas lieu d'apprécier les autres, qui n'étaient pas compétents dans les sciences d'abstractions, il en repoussa l'emploi comme par la question préalable. De là l'exclusion prononcée d'abord contre les enseignements de l'autorité en fait de science humaine, ensuite contre toute espèce d'expérience. Ainsi fut formée une méthode exclusivement conceptualiste et particulière aux sciences d'abstractions. En commençant, nous l'avons nommée rationnelle pour nous conformer à l'usage et ne pas contrarier, au début, des habitudes de langage déjà anciennes; mais, au fond, cette dénomination ne lui convient point. La raison suppose l'exercice antérieur des sens ou du sens interne; elle ne s'exérce elle-même que sur les données de l'expérience, et, par conséquent, après l'expérience: donc, il n'y a point de produits de la raison là où il n'y a point d'expérience, et la méthode ne doit pas être dite méthode rationnelle, mais seulement méthode conceptualiste.

A la seconde époque, voulant embrasser l'ensemble des sciences où sont employés les sens, le sens intime, la raison et le raisonnement, il ne put se borner à proscrire sans examen l'usage de ces moyens de connaître. Il fallut apprécier d'une manière quelconque la valeur de leurs témoignages et de leurs informations. Animé d'un esprit de critique ou plutôt de dénigrement contre toutes nos sources naturelles d'instruction, il frappa toutes nos facultés intellectuelles d'incapacité pour connaître la vérité, et il n'en releva aucune de cette

interdiction, n'ayant cependant excepté aucun genre de connaissances; seulement, après avoir renversé l'édifice des sciences humaines, il prétendit le rétablir en admettant, par privilége exclusif, la vérité d'un double fait : Je pense, donc j'existe. Il n'admettait ce double fait que parce qu'il sentait l'impossibilité de ne pas l'admettre, ne se demandant nullement auquel de nos moyens de connaître il devait cette connaissance, afin de reconnaître au moins la véracité de la faculté qui le donnait. Il admet ce double fait, dit-il, parce qu'il lui est impossible d'en douter. Mais le vrai philosophe admet une vérité, une vérité nécessaire, par exemple, non seulement parce qu'il lui est impossible d'en douter, mais parce qu'il comprend que les choses ne peuvent être autrement, dans quelque hypothèse que ce soit, et qu'elles doivent être ainsi. Il ne reconnaît pas seulement le fait, mais il comprend aussi le droit; il ne cède pas à une force fatale et aveugle, mais il obéit à une autorité ennemie de toute contrainte et persuasive, en un mot, à une force morale. C'est encore de cette manière qu'il admet les données du sens intime. Quand il éprouve un sentiment, il affirme qu'il l'éprouve, parce qu'il comprend qu'il est impossible que le même soit et ne soit pas en même temps dans le même sujet. Descartes ne se rend pas ainsi compte de la croyance qu'il a à l'existence de sa pensée, ni de la raison pour laquelle, de l'existence de sa pensée, il conclut immédiatement l'existence du moi. Il croit à ces deux faits, parce qu'il lui est impossible d'en douter, et ce sont là toutes les raisons qu'il en donne. Or, croire ainsi, c'est céder à la fatalité et non adhérer à une autorité légitime; c'est pour cela que la méthode de Descartes nous apparaît, à la seconde épo

que, comme sceptique et fataliste; pour celui qui en approfondit la nature et les procédés, elle renferme dans son sein le scepticisme et le dogme de la fatalité intellectuelle. Acceptée de confiance des mains de l'auteur, sans qu'on en découvre les vices, elle est antinaturelle et théologique, c'est-à-dire qu'elle doit inspirer le mépris des moyens de connaitre que nous tenons de la nature, puis nous faire commencer la science par une conception de la divinité, dont tout le reste se déduira, et, en définitive, se terminer par le mysticisme.

La première méthode, exclusivement conceptualiste, produira d'excellents fruits, tandis qu'elle sera restreinte aux sciences d'abstractions; mais, appliquée à la connaissance des réalités, elle engendrera le nihilisme à l'égard du monde, de nos semblables et de Dieu, et nous renfermera dans le plus étroit individualisme. Nous allons développer ces propositions dans le chapitre suivant.

CHAPITRE III.

ABUS QUI SONT RÉSULTÉS De l'emploi de l'une et de L'AUTRE MÉTHODE.

Nous avons longuement exposé la méthode particulière que suivait Descartes dans l'étude des mathématiques, dont l'objet n'a point d'existence réelle. Nous

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