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français va jusqu'à dire que cette idée se confond avec celle de la solidarité du genre humain (1). C'est une singulière méprise. L'un des vices du système est au contraire de développer jusqu'à l'excès l'indépendance des États. La solidarité des peuples suppose qu'ils forment un tout organique, vivant d'une même vie, qui se répand dans tous ses membres. Dans la théorie de l'équilibre, au contraire, tous les États ont leur existence à part; s'il y a un lien entre eux, ce n'est pas celui d'une vie commune, c'est l'intérêt de leur conservation; cet intérêt, loin d'unir les peuples, les sépare, en ce sens que chacun est toujours sur ses gardes, comme un soldat en faction. Il y a plus; la doctrine de l'équilibre suppose qu'il y a des États qui sont ennemis naturels, comme il y en a d'autres qui sont alliés naturels. Ils sont ennemis naturels, en tant qu'ils ont la même ambition et poursuivent le même but; telles sont la France et l'Angleterre; leur rivalité est aussi ancienne que leur histoire et elle ne cessera jamais, puisqu'elle est dans la nature des choses. Quant aux alliances naturelles, elles résultent d'une haine commune; l'Autriche est l'ennemie-née de la France, donc elle est l'alliée nécessaire de l'Angleterre (2). Nous voilà bien loin de la solidarité humaine! Peut-il y avoir quelque chose de plus contraire à l'idée d'une vie harmonique que la division du genre humain en éléments fatalement hostiles? Que tel soit le fait, nous ne le nions pas; mais de ce qu'il y a des haines nationales, faut-il conclure que la haine est une loi naturelle pour les nations? Dieu aurait donc créé les hommes pour qu'ils se haïssent! Si Satan créait un monde, il ne donnerait pas une autre loi à ses créatures.

Le système d'équilibre, loin de procéder de la solidarité des peuples, est au contraire la négation de l'unité humaine. On dira que c'est en cela que consiste son mérite et que telle est sa mission, puisqu'il est une garantie de l'indépendance des nations contre des tentatives de monarchie universelle. Les défenseurs du système feraient bien de s'entendre et de ne pas vanter l'équilibre, tout ensemble comme le lien de la solidarité humaine et comme la garantie d'une indépendance exclusive qui nie cette solidarité.

(1) Sismondi, Histoire des Français, T. III, p. 341.

(2) On the Utility of the balance of power. (Edinburgh Review, January 1803.)

Est-il bien vrai que l'équilibre garantit le développement des nations? Il n'a pas empêché le partage de la Pologne, ce meurtre d'une nation, il n'empêchera pas d'autres attentats de même nature; il suffit pour cela que les forts s'entendent aux dépens des faibles. Mais laissons les crimes de côté, et supposons que l'équilibre prévienne ces brigandages en grand; en résulterait-il que les nations se développeront librement? Encore une fois, le système garantit tout au plus des faits; tant pis pour le droit, s'il n'est pas en harmonie avec le fait! L'Italie, la patrie des idées d'équilibre, en a fait une triste expérience. Elle équilibra si bien la puissance des divers États que la conquête, l'usurpation, ou l'hérédité avaient fondés dans son sein, que la nation fut étouffée sous ces créations artificielles; à force de respecter le fait, le droit ne parvint pas à se faire jour.

Nous croyons que les historiens et les publicistes, en exaltant le système d'équilibre, ont fait honneur à une doctrine politique, des progrès qui se sont accomplis en dehors de toute conception systématique. Il est incontestable que les idées de nationalité, de liberté et d'indépendance, ont gagné en force. Il est tout aussi certain qu'il y a un mouvement vers l'unité. Il n'y a plus de peuple isolé, plus d'intérêt individuel; l'Europe est comme une grande famille, don't les affaires se règlent par le concert de ses membres; dans plus d'une occasion, des congrès ont réglé des différends qui jadis auraient allumé des guerres sanglantes. Ce double mouvement d'unité et de nationalité est-il le fruit d'un système? Les écrivains politiques l'ont cru; ils ont appelé équilibre ce qui était le produit des mille et une causes qui forment la civilisation moderne. A mesure que les faits se développent, l'illusion paraît au grand jour. Ce qui constitue la force de l'élément national, c'est le principe de l'individualité, empreint dans les peuples aussi bien que dans les individus. Qui croira que ce principe est une invention des écrivains politiques ou des diplomates? Les éléments constitutifs de l'humanité ne s'inventent pas : ils sont déposés dans la création par celui qui a dit au monde d'être. Dieu a doué une race particulière de l'esprit d'individualité; c'est aux Germains après Dieu, que le monde moderne doit le principe qui fait sa vie et sa force. A côté de l'élément de diversité, il y a l'élément d'unité; personne ne dira qu'il ait été ignoré, jusqu'au jour où les publi

cistes formulèrent leurs systèmes. Au moyen âge, il y avait une unité bien plus élevée que l'unité mesquine, produit d'intérêts communs, ou de haines communes : l'unité chrétienne se fondait sur des croyances religieuses, et elle se proposait comme but l'association pacifique du genre humain pour conduire les fidèles au terme de leur destinée, le salut éternel. Le lien de la foi s'est affaibli dans les temps modernes, mais d'autres liens tout aussi forts relient les peuples. Le commerce a, à certains égards, une puissance qui manque à la religion, puisqu'il unit des peuples que la foi divise il répand les idées en même temps que les marchandises. De là un mouvement inouï dans les relations internationales, mouvement qui prépare la future unité du genre humain.

Quelle sera la loi de l'unité future? Au moyen âge, l'on ne concevait d'autre idéal pour l'humanité que la paix. Les écrivains qui célèbrent l'équilibre politique comme la loi naturelle des peuples, lui font aussi honneur des sentiments pacifiques qui caractérisent les sociétés modernes. C'est une nouvelle erreur. La paix, pas plus que le principe d'individualité, n'est le fruit d'un système politique. Du jour où les hommes ont reconnu qu'ils sont frères, ils ont senti également que Dieu les a créés pour vivre en harmonie et non pour s'entre-déchirer. Le mouvement industriel et commercial des temps modernes a donné une force immense à ces sentiments. Mais toute pacifique qu'elle soit, l'humanité ne recule pas devant la guerre, elle ne voit plus dans la paix le but de son existence; elle place son idéal plus haut, dans le droit et dans la liberté, et à ces biens, elle sacrifie, au besoin, les intérêts du commerce et de l'industrie. Le système d'équilibre, s'il était pris au sérieux, aboutirait à la paix à tout prix; quel homme de cœur voudrait se faire le défenseur d'une doctrine aussi avilissante? En réalité, ce prétendu système n'a jamais empêché la guerre, il l'a même souvent provoquée, et il est devenu une cause de division au lieu d'être une garantie de paix.

Nous arrivons à cette conclusion, que l'équilibre n'est pas la loi naturelle des peuples, et que les avantages qu'on lui attribue sont un fruit de la civilisation moderne. L'idéal dans l'organisation de l'humanité, comme dans celle des États, est la conciliation des deux principes de diversité et d'unité. Dieu la prépare en favori

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MONARCHIE UNIVERSELLE ET NATIONALITÉS.

sant le développement des nations, et en multipliant les liens qui les unissent. C'est seulement quand ce long travail sera achevé, que l'on pourra parler d'organiser le genre humain. L'époque historique qui nous occupe est encore bien loin de ce dernier terme de nos destinées; les relations des peuples sont hostiles, égoïstes, et leurs guerres sont des luttes brutales, intéressées, auxquelles ne préside aucune grande idée, pas même une haute ambition. Heureusement qu'il y a un Dieu qui gouverne les choses humaines, et qui les conduit à bonne fin, à travers notre égoïsme et nos égarements. L'histoire est la révélation des desseins de la Providence, et elle est aussi un témoignage de la libre activité de l'homme. Ce qui prouve que les peuples sont libres, c'est qu'ils ne veulent pas toujours ce que Dieu veut ; quant au gouvernement providentiel, il éclate avec tant d'évidence, qu'il faut être aveugle pour le nier; jamais il n'est plus manifeste, que lorsque les hommes se mettent en opposition avec les desseins de Dieu. Bénissons la main de Celui qui nous conduit au but de notre destinée, en se servant même de nos erreurs et de nos passions.

CHAPITRE II

CHARLES-QUINT

§ 1. La monarchie universelle

I

Charles-Quint a-t-il aspiré à la monarchie universelle? Est-ce une de ces grandes figures qui méritent une place à côté des Alexandre et des César? Est-ce un de ces élus de Dieu, que l'humanité salue du nom de héros, et à qui elle pardonne même le mal qu'ils font, en vue de la haute idée qui les inspire? La réponse de la postérité à ces questions est bien différente de la voix des contemporains. Écoutons d'abord les témoignages des siècles sur les desseins du grand empereur; l'appréciation de l'homme en résultera, car ce sont les grands desseins qui font les grands hommes.

Le hasard ou la Providence semblait appeler la maison d'Autriche à la monarchie : « Charles-Quint, dit Montesquieu, recueillit la succession de Bourgogne, de Castille et d'Aragon, il parvint à l'empire, et, pour lui procurer un nouveau genre de grandeur, l'univers s'étendit, et l'on vit paraître un monde nouveau sous son obéissance.» Cette prodigieuse fortune frappa l'imagination des contemporains. Bien qu'elle ne se fût jamais réalisée, la monarchie universelle était toujours considérée comme un idéal; le

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