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royaumes et à toute la chrétienté; car par lesdites guerres sont maintefois avenues batailles mortelles, occisions de gens, pillements et destruction de peuples, périls d'âmes, défloration de vierges, déshonnêtements de femmes mariées et veuves, et arsures de villes, d'abbayes, de manoirs et édifices, roberies et oppressions; justice en est faiblie et la foi chrétienne refroidie et marchandise périe ; et tant d'autres maléfices et horribles faits s'en sont ensuivis, qu'ils ne pourraient être dits, nombrés, ni écrits (1). » Il y a toute une révolution dans ces paroles dites par un roi. Qu'on les compare avec les chants guerriers de Bertrand de Born et même avec la passion guerrière que respirent les récits de Froissart la chevalerie célébrait comme exploits, que dis-je? comme vertus, «<les occisions et pillements, les arsures et roberies. >> Et voilà que les chefs de l'aristocratie féodale réprouvent ce qui faisait son unique occupation, et cela parce que «< justice est faiblie, et marchandise périe. » Sous le régime féodal, la justice résidait dans les armes, et les marchands n'étaient bons qu'à être pillés par « les chevaliers robeurs. » D'où viennent donc ces sentiments qui détruisent tout l'édifice de la féodalité? Écoutons encore les traités de Bréquigny : « Savoir faisons que nous, considérant que les princes chrétiens qui veulent gouverner le peuple qui leur est sujet doivent fuir guerre et dissensions, dont Dieu est offendu, et aimer, pour eux et leurs sujets, paix et concorde, par laquelle les sujets sont gouvernés en tranquillité (2). » La paix est donc un devoir pour les rois, parce que c'est le seul moyen de garantir la justice, et les intérêts des peuples. A partir de la fin du xive siècle, ces sentiments deviennent presque de style dans les conventions internationales, preuve qu'ils sont entrés dans la conscience géné

rale.

Nous lisons dans le traité d'Arras de 1435, entre le roi Charles VII et le duc Philippe de Bourgogne : « Le très glorieux roi des rois, Dieu notre créateur, nous enseigne et donne exemple par soi-même, à quérir, comme vrai pasteur, le salut et le repos de notre peuple, et le préserver des très grands et innumérables maux et dommages de guerre. Laquelle chez nous avons toujours

(1) Froissart, Chroniques, livre I, partie II, ch. cxxxiv.

(2) Id., ibid., ch. cxxxii.

désirée de tout notre cœur, connaissant que par le bien de paix est élevée et exercée justice par laquelle les rois règnent (1). >>

A mesure que nous avançons dans le xve siècle, l'idée de paix domine de plus en plus; on la rapporte toujours à Dieu, comme un devoir chrétien, mais c'est surtout pour sauvegarder les biens de ce monde qu'on la célèbre, et ce sont réellement les besoins nés du commerce et de l'industrie qui ont fait désirer la paix aux hommes, bien plus que le christianisme. La religion avait plus de puissance au XIIe siècle qu'au xve; cependant sous le régime féodal, tout respire la guerre, tandis que, à la fin du moyen âge, tous les vœux sont pour la paix. Louis XI, prince superstitieux tout ensemble et politique, nous dira quels étaient les sentiments de l'ère nouvelle dans laquelle l'humanité allait entrer. « Considérant qu'à l'honneur et louange des princes chrétiens rien n'est plus convenable que de désirer et aimer la paix, de laquelle le bien et le fruit ès choses terriennes et mortelles est si grand que plus ne pourrait; nous, désirant envers Dieu, notre créateur, nous montrer, par effet, vertueux, obéissant en toutes nos opérations, afin que l'Église, en vaquant au service divin, puisse prendre vigueur et demeurer en vraie et sûre franchise, que les nobles et autres hommes abondent en repos et tranquillité sans servitude d'armes; et que l'entretènement de nos pays et seigneuries, tant au fait de la marchandise qu'autrement, puisse être maintenu, et l'état d'un chacun demeurer en son entier, et conséquemment le pauvre menu peuple, ensemble tous nos sujets puissent labourer et vaquer, chacun en droit soi, à leurs besognes, industries et artifices, sans quelconque violence et oppression, et le temps à venir, moyennant la grâce de Dieu, entre eux vraie et perpétuelle paix et justice nécessaire à toute la terre chrétienne, garder, entretenir et observer, et en icelle vivre et mourir inviolablement. » Suivent les dispositions du traité; puis les princes reviennent à des considérations religieuses : << Pour considération des choses dessus dites et singulièrement en l'honneur de Dieu, notre créateur, auteur et seigneur de paix, et pour envers lui nous humilier afin de finir et éviter plus grande effusion de sang humain, et que par les inconvénients procé

(1) Mémoires d'Olivier de la Marche, livre I, ch. III.

dants de la guerre ne soyons abdiqués et ôtés de la maison de Dieu le Père, exhérédés de la maison du Fils, et perpétuellement aliénés de la grâce du benoît Saint-Esprit (1)... >>

C'est en subissant tous les maux d'une guerre cruelle, que les hommes se rappelèrent qu'ils adoraient un Dieu de paix. Ces sentiments firent aussi naître la pitié et la commisération pour les vaincus. La véritable humanité était inconnue au moyen âge, et elle est également inconnue au chroniqueur qui a décrit, avec amour, les hauts faits des chevaliers du xive et du xve siècle. Commines n'a pas pour les horreurs des guerres dont il fut témoin l'indignation qu'elles soulèvent chez les historiens modernes; son indulgence ne le quitte pas au milieu des excès des hommes d'armes, mais du moins il les blâme. Il assista à la destruction de Dinant : « Ladite ville fut prise et rasée, et les prisonniers, jusques à huit cents, noyés devant Bouvines, à la grande requête dudit Bouvines. Je ne sais si Dieu l'avait ainsi permis, pour leur grande mauvaiseté, mais la vengeance fut cruelle sur eux. » Dans cette même guerre, Charles le Téméraire mit en délibération s'il ferait mourir les trois cents otages que les Liégeois lui avaient donnés : « Aucuns opinèrent qu'il les fît mourir tous, et, par espécial, le seigneur de Contay tint seul cette opinion, et jamais ne l'ouïs parler si mal ni si cruellement que cette fois. >> Commines l'excuse, en remarquant que nous sommes tous hommes et faillibles, et « qui voudrait chercher tels que jamais ne faillissent à parler sagement, ni que jamais ne s'émussent une fois plus que l'autre, il faudrait les chercher au ciel, car on ne les trouverait pas entre les hommes; » mais, fidèle à son idée d'une justice divine, notre historien représente la mort du conseiller de Charles le Téméraire comme une punition de sa cruauté: « Il me semble bon de dire qu'après que ledit seigneur de Contay eut donné cette cruelle sentence contre ces pauvres otages, un étant en ce conseil me dit à l'oreille: Voyez-vous bien cet homme, combien qu'il soit bien vieil, si est-il de sa personne bien sain; mais j'oserais bien mettre grand chose, qu'il ne sera point vif d'hui en un an; et le dis pour cette terrible opinion qu'il a dite. » Et ainsi en advint,

(1) Mémoires d'Olivier de la Marche, livre II, cb. vIL

car il ne vécut guère. » Commines oppose au conseil du seigneur de Contay l'avis humain du seigneur d'Aymbercourt, lequel dit : « que son opinion était pour mettre Dieu de sa part de tous points, et pour donner à connaître à tout le monde qu'il n'était ni cruel ni vindicatif, que le duc délivrât les trois cents otages. »> Aymbercourt ayant réussi, contre toute attente, dans une négociation avec les Liégeois, l'historien dit, « qu'au jugement des hommes, il reçut tous les honneurs, pour la bonté dont avait usé envers lesdits otages (1). »

Froissart et Commines ont vécu dans le mème siècle, et l'on dirait qu'un abîme les sépare. Il y a réellement un abîme entre eux. Le chroniqueur est l'homme du moyen âge, grand admirateur des beaux coups d'épée, mais peu sensible aux maux de la guerre, à moins qu'ils ne frappent les gens d'Église. Commines est un historien politique, c'est l'homme des temps modernes ; il n'aime pas la guerre, il réprouve la cruauté et bénit la clémence, en montrant que la main de Dieu s'appesantit sur les hommes cruels, tandis qu'il est miséricordieux pour ceux qui sont doux et cléments. On pourrait lui reprocher trop d'indulgence, mais lors même qu'il excuse les hommes qui font le mal, il condamne le mal. Encore ne cherche-t-il pas toujours des excuses: il n'hésite pas à flétrir l'orgueil et la colère qui transportèrent Charles le Téméraire, au point qu'il ressemblait à un fou furieux : « Sur ce courroux se mit aux champs ledit duc, et commença exploit de guerre ord et mauvais, dont il n'avait jamais usé, c'était de mettre le feu partout où il arrivait. » Bientôt il se vengea de ses mécomptes sur les prisonniers : « Ceux qui furent pris vifs furent pendus, sauf aucuns que les gens d'armes laissèrent courir par pitié. Un nombre assez grand eurent les poings coupés. Il me déplaît à dire cette cruauté, mais j'étais sur le lieu et en faut dire quelque chose (2). >>

L'humanité s'éveillait dans les esprits d'élite, mais les mœurs étaient encore barbares. Commines est plutôt l'homme de l'avenir que du présent. C'est dans Froissart qu'il faut chercher le tableau des mœurs prises sur le fait; barbares au commencement du

(4) Mémoires de Commines, livre III, ch. 1x.

(2) Id., ibid., livre II, ch. u et III.

xve siècle, même dans les classes supérieures, comment se seraient-elles subitement humanisées à la fin de ce même siècle? C'est à ce point de vue qu'il faut se placer, pour apprécier avec équité le droit de guerre au début de l'ère moderne.

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Un de nos meilleurs historiens dit, en parlant des guerres du XVIe siècle : « On est naturellement porté à penser que les progrès de la civilisation devaient avoir adouci les mœurs, et que les peuples devaient être exposés à moins de souffrances au xvie siècle qu'au xie ou au xire; un examen attentif amène à croire le contraire. L'histoire des siècles vraiment barbares ne présente pas d'atrocités semblables à celles des châtiments de la Guyenne, sous Henri II. Alors les États étaient bien plus petits; les oppresseurs, bien plus rapprochés des opprimés, les connaissaient mieux, et éprouvaient pour eux plus de sympathies; d'ailleurs ils voyaient plus clairement qu'en détruisant leurs sujets, ils se ruinaient eux-mêmes, et ils étaient trop faibles et trop pauvres pour supporter de si grandes pertes (1). » Nous ne relèverons pas toutes les illusions qui font, de cette comparaison entre le moyen âge et le xvie siècle, précisément le contre-pied de la réalité. Les faits parlent assez haut. Si l'Europe fut morcelée, au moyen âge, en une infinité de petits États, tout ce qui en résulte pour les maux de la guerre, c'est qu'ils furent étendus à l'infini, puisque les hostilités étaient permanentes

(1) Sismondi, Précis de l'histoire des Français, ch. XII, sect. ш.

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