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CHAPITRE III

PHILIPPE II

§ 1. Politique de Philippe II.

« Le grand dessein de Philippe II, aidé par les jésuites, était de mettre la chrétienté sous un roi catholique et sous un seul pasteur (1). » Ces paroles de d'Aubigné expriment la conviction générale des contemporains. Les réformés, ennemis nés du roi d'Espagne, le jugeaient avec la clairvoyance que donne parfois la haine. Coligny, le héros de la réformation française, politique profond autant que zélé huguenot, disait, peu de jours avant la Saint-Barthélemy, à l'ambassadeur d'Angleterre, que l'ambition de Philippe II, au dire des hommes les plus sages, était de se faire monarque de la chrétienté, ou au moins de la dominer (2). Les réformés des Pays-Bas lancèrent cette même accusation contre leur terrible adversaire; pour se concilier les sympathies de la France et de tous les princes, ils disaient, et non sans raison, que les destinées du monde se décideraient par l'issue de la lutte qu'ils soutenaient pour leur liberté; que si Philippe II en sortait vainqueur, rien ne pourrait l'arrêter; qu'il aurait bon marché de

(1) D'Aubigné, Histoire universefle, T. 11, p. 397.

(2) Ellis, Letters, 2a série, T. III, p. 5: Or at least, to rule the same. »

la France et de l'Angleterre, et qu'il se ferait monarque de toute la chrétienté, voire du monde entier (1). Ces accusations trouvèrent de l'écho en France, chez tous les hommes qui conservaient le sentiment de la nationalité, au milieu des passions religieuses déchaînées par les fureurs de la Ligue. Écoutons un petit-fils de l'Hospital : « La religion de l'Espagnol consiste à s'agrandir, son zèle à commander à ses voisins, son ardeur à devenir monarque... Philippe II pare son ambition des prétextes les plus favorables, tâchant de faire croire aux hommes, que non sa grandeur, ni les intérêts temporels, mais le seul zèle de Dieu et l'exaltation de son nom, l'arme contre la France. Il n'a pour but qu'une convoitise insatiable de régner, un zèle vraiment catholique, c'est à dire de se faire roi universel (2). »

Philippe II, héritier de l'ambition de son père, hérita aussi de sa puissance; il fut sans contredit le souverain le plus puissant qui eût encore régné dans la chrétienté. Il était roi de Castille, d'Aragon et de Navarre, unis pour la première fois en une grande monarchie par Charles-Quint. Duc de Milan, roi de Naples et de Sicile, il étreignait, pour ainsi dire, l'Italie dans ses serres redoutables. Comme duc de Boulogne, il était maître des provinces les plus populeuses, les plus riches de l'Europe. Le Roussillon et la Franche-Comté, l'Artois et la Flandre française, lui donnaient un pied en France. Marié avec la reine d'Angleterre, il disposait des forces de la Grande Bretagne, par l'influence absolue qu'il exerçait sur la fanatique Marie Tudor. En Afrique, il possédait le cap Vert, les provinces de Tunis et d'Oran, les Canaries et d'autres iles importantes; en Amérique, le Pérou, la Terre-Ferme, la Nouvelle Grenade, le Chili et les immenses territoires arrosés par le Paraguay et la Plata; il occupait les îles les plus riches, les stations les plus importantes du Grand Océan, Sainte-Hélène, les Philippines, Cuba, Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe, la Jamaïque. Les possessions des Indes formaient réellement un monde; le Mexique seul était cinq fois plus grand que l'Espagne.

(1) Discours sur la correspondance d'Allemagne, exhibé à Son Altesse le duc d'Anjou par le seigneur de Sainte-Aldegonde. (Groen van Prinsterer, Archives de la maison d'Orange, T. VII, p. 494-496.)

(2) L'Anti-Espagnol, par Michel Ayrault, petit-fils de l'Hospital (Mémoires de la Ligue, T. IV, p. 232). Discours sur la paix (ib., T. IV, p. 618).

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Philippe II disait avec orgueil, que le soleil ne se couchait jamais dans ses États; et les Espagnols, aussi orgueilleux que leur roi, se vantaient que la terre tremblait, quand l'Espagne remuait (1). Si jamais l'orgueil national, qui méprise et humilie le reste de l'humanité, pouvait être légitime, l'orgueil de la race espagnole l'eût été au xvIe siècle. Aujourd'hui elle est repliée dans sa péninsule, et presque ignorée du monde. Sous Philippe II, elle remplissait de son nom l'Europe et l'Amérique; des aventuriers de génie conquéraient à son profit des royaumes dans le nouveau monde, et l'ancien pliait sous ses bandes victorieuses. La fortune favorisa Philippe II plus encore qu'elle n'avait favorisé son père; elle lui donna le plus grand capitaine du siècle, dans Alexandre Farnèse, pour mener à la victoire des troupes aguerries par les longues guerres de Charles-Quint; la fortune le débarrassa, au début de son règne, des puissants rivaux qui avaient tenu l'empereur en échec. François Ier et Henri VIII étaient descendus dans la tombe, où Soliman allait bientôt les suivre. Bouleversée par les passions religieuses, sous des rois mineurs, la France semblait être une proie facile pour l'ambition d'un conquérant. L'Angleterre, liée d'abord aux destinées de l'Espagne par son retour au catholicisme, échappa à l'influence espagnole sous Élisabeth; mais la lutte des factions religieuses l'affaiblissait; elle avait un ennemi dans son sein, le catholicisme, et cet ennemi était l'allié du roi d'Espagne. L'Allemagne était profondément divisée par le protestantisme; la réaction approchait, et tous les catholiques voyaient dans Philippe II le défenseur de la foi; grâce au catholicisme, la branche allemande de la maison d'Autriche et la branche espagnole étaient unies par un lien plus fort que le sang. L'Italie ne comptait plus; ses républiques étaient en décadence, et la papauté subissait la domination de ses défenseurs. La Turquie entrait dans l'ère de son déclin; les princes guerriers faisaient place à un Sélim, « gros ivrogne, qui n'aimait qu'à boire, » et à un Amurat, «< à demi idiot (1). » Enfin, la fortune réserva une der

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(1) Come se mueve la Espana, la tierra triembla. » Weiss, l'Espagne depuis le règne de Philippe II, introduction.

(2) Ce sont les expressions d'un contemporain, Michel Ayrault, petit-fils de l'Hospital, Discours sur l'état présent de la France (Mémoires de la Ligue, T. III, p. 36).

nière faveur au fils de Charles-Quint, en lui ouvrant le trône de Portugal, ce qui complétait pour la première fois l'unité de la Péninsule.

Voilà des éléments de puissance qui expliquent les craintes des contemporains; une haute ambition, unie au génie de conquête, pouvait réaliser, au moins pour quelques générations, le rêve d'une monarchie universelle. L'ambition ne manqua pas à Philippe II; son père, avant de se retirer dans la solitude d'un monastère, lui laissa entrevoir la possibilité d'une domination embrassant tout l'Occident, et il lui en prépara la voie. En mariant Philippe avec Marie Tudor, Charles-Quint révéla des projets et des espérances qui prouvent que la monarchie était bien le but de la maison d'Autriche. L'acte de mariage stipulait qu'à défaut d'héritiers de Charles-Quint, les descendants de Marie hériteraient des États d'Espagne et d'Angleterre. Là ne s'arrêtaient pas ses desseins; il écrivit à son ambassadeur que cette union serait « le vrai moyen de tenir les Français en frein; voire que les rois d'Angleterre pourraient espérer de recouvrer la Guienne et peutêtre le royaume de France (1). » Ce n'est donc pas sans raison que ce mariage alarma les hommes qui avaient quelque prévoyance politique. «< Tout ce que l'empereur a fait, dit un seigneur anglais, tout ce qu'il veut faire encore par ci-après, n'est à autre fin que pour faire sa maison grande et se faire monarque (2). » La mort de Marie ne découragea pas le roi d'Espagne; il offrit sa main à Élisabeth, et sur le refus de la reine de partager son trône, il essaya de le lui enlever, d'abord par des conspirations, puis par la guerre ouverte. Il échoua dans sa gigantesque entreprise, mais il réussit à réunir le Portugal à l'Espagne, par la force des armes plus que par la justice de sa cause. Pendant trente ans, Philippe fomenta les dissensions religieuses en France; il nourrit l'ambition des Guise, comptant bien les supplanter après la victoire. L'extinction des Valois fut un de ces coups de fortune qui ont si souvent favorisé la maison d'Autriche. Philippe se présenta aux

(1) Granvelle, Papiers d'État, T. IV, p. 143.

(2) Ambassades de Noailles, T. II, p. 185: Discours d'un seigneur anglais, publié à Londres, au sujet des propositions de mariage entre la reine d'Angleterre et le prince d'Espagne, fils de l'empe

reur.

états généraux comme candidat au trône et, à son défaut, il proposa sa fille, comme légitime héritière des Valois. Il fut tout près de réussir, et que lui restait-il à faire alors pour être monarque de la chrétienté? Charles-Quint avait essayé de placer la couronne impériale sur sa tête; Philippe reprit ce projet. Il fut prodigue de promesses pour gagner les princes allemands; il flatta leur amour de l'indépendance, en disant qu'il leur abandonnerait le gouvernement, et ne garderait pour lui que le titre et la dignité; il flatta même leurs passions religieuses, en s'engageant à réunir les Pays-Bas à l'empire, et à observer partout la paix d'Augsbourg (1). L'ambition du roi d'Espagne était réellement universelle; il porta ses vues jusque sur le Nord, et songea à démembrer le Danemark à son profit, en se rendant maître du détroit du Sund, de la Zélande et du Jutland. Déjà il croyait avoir atteint le but; nous avons des médailles frappées à l'effigie de Philippe II, sur le revers desquelles on voit le char du soleil, traîné par des chevaux ailés et surmonté d'une couronne royale portant cette inscription: « Il éclaire le monde entier (2). »

L'ambition de Philippe se liait étroitement à celle du catholicisme; quoiqu'il ne portât pas la couronne impériale, il était bien plus que l'empereur le patron de l'Église, et son orthodoxie servait admirablement son ambition. Un avocat général au parlement de Paris disait, en 1583, que « le pape et le roi d'Espagne s'entretenaient la main et s'entreprêtaient l'épaule, l'un pour la monarchie spirituelle, l'autre pour la temporelle (3). » Les intérêts du catholicisme et ceux de Philippe II s'identifiaient au point qu'il est difficile de dire si le roi d'Espagne combattait pour étendre sa domination, ou pour rétablir la foi romaine. A l'entendre, il était le champion de l'orthodoxie : c'est pour sauver la religion qu'il conspirait contre le trône et contre la vie d'Élisabeth: c'est pour détruire l'hérésie qu'il soudoyait la ligue et qu'il faisait la guerre à Henri IV. Il n'y a pas jusqu'à la conquête du Portugal, qu'il ne cherchât à légitimer par l'intérêt de la foi; il est vrai qu'il n'y avait

(1) Lettre de Schomberg (1573) au duc d'Anjou. (Groen van Prinsterer, Archives de la maison d'Orange, T. IV, Appendice, p. 30.)

(2) Dépêche du consul de France à Dantzick, adressée à Richelieu. (Weiss, l'Espagne depuis le règne de Philippe II, 1" partie, chap. 1.)

(3) Le Plat, Monumenta Concilii Tridentini, T. VII, p. 258.

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