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la papauté, parce que l'idée de l'empire se confondait avec celle du saint siége. Une fois entrée dans la conscience générale, elle s'y maintint, jusqu'à ce que l'esprit de conquête s'en emparât. L'on dirait que le catholicisme inspire son ambition même aux conquérants. Il n'y a pas de prince réformé qui ait songé à étendre sa domination sur toute la terre, et l'on aurait de la peine à trouver chez les écrivains protestants un partisan de la monarchie universelle l'unité politique comme l'unité religieuse reste le domaine de Rome. Cela est très logique : si l'unité religieuse est l'idéal de l'humanité, et un idéal divin, il en doit être de même de l'unité politique.

La lutte du catholicisme contre la réformation fut donc une lutte pour la monarchie universelle. Après des guerres longues et ruineuses, les papes échouèrent; la paix de Westphalie consacra la séparation religieuse, et la division s'est perpétuée. Il en fut de même des tentatives politiques de monarchie universelle; en brisant l'unité religieuse, les protestants brisèrent aussi et pour toujours l'unité politique. Ce fut le protestantisme qui empêcha Charles-Quint de réaliser ses ambitieux desseins; ce furent des princes réformés, Guillaume d'Orange, Henri IV et Élisabeth, qui sauvèrent l'Europe du joug de Philippe II; ce fut la guerre de Trente ans, protestante dans son principe, qui garantit la liberté de l'Allemagne et de la chrétienté. La paix de Westphalie donna gain de cause à l'indépendance des princes allemands contre l'empereur dès lors, il ne fut plus question d'une monarchie universelle appuyée sur l'idée de l'empire chrétien. Ainsi le protestantisme représente l'élément de nationalité, tandis que le catholicisme se confond avec le principe de monarchie universelle. La révolution religieuse du XVIe siècle fut une réaction de ce qu'il y a d'individuel dans la religion contre l'unité absorbante de Rome; elle réagit en même temps, au nom des nations, contre l'idée de monarchie incarnée dans la papauté.

Voilà pourquoi les États protestants sont les organes des nationalités. C'est un bienfait dont on ne tient pas assez compte à la réforme nous lui devons la liberté de penser et la liberté religieuse; nous lui devons encore l'indépendance des nations. Si au xvre et au XVIIe siècle l'Europe a été préservée de la domination universelle de la maison d'Autriche, c'est à la réfor

mation qu'elle le doit si aujourd'hui encore, malgré l'ambition toujours renaissante de la monarchie, l'Europe n'a plus à craindre d'être asservie aux volontés d'un seul homme, c'est toujours grâce à l'influence toute-puissante de l'esprit de nationalité qui est inhérent aux États protestants, et qui est aussi impérissable que l'individualité humaine.

Le traité de Westphalie consacre tout ensemble la séparation religieuse de la chrétienté et l'indépendance politique des États. Cependant la paix de 1648 ne met pas fin à la lutte, pas plus sur le terrain religieux que dans le domaine politique. Le protestantisme est reconnu, et avec lui l'élément de diversité; mais Rome proteste et les prétentions du catholicisme subsistent. La maison d'Autriche succombe et déchoit, mais ce n'est pas sous les coups des protestants seuls; pour vaincre, ils ont dû prendre appui sur la France, et la France est une alliée perfide. Après avoir soutenu la réforme en Allemagne, elle va l'anéantir dans son sein; après avoir combattu l'ambition de l'Espagne, elle va prendre sa place et dominer à son tour sur l'Europe. Pourquoi l'idée de l'unité religieuse et politique survit-elle à la paix de Westphalie?

Si le protestantisme ne l'emporte pas, c'est qu'il ne représente que l'un des éléments de la nature humaine, l'individualité. Il est vrai que la religion est essentiellement un rapport de l'homme à Dieu, mais elle est aussi un lien entre les hommes; les croyances religieuses ne deviennent une religion que lorsqu'elles cessent d'être individuelles, pour être partagées par une société de fidèles. Voilà pourquoi le catholicisme, organe de l'unité, a sa légitimité à côté du protestantisme. Ajoutons que l'unité, en matière de religion, n'est qu'un moyen; si le sentiment religieux ne se développe et ne se fortifie que par l'association, c'est néanmoins la sanctification de l'individu qui reste le but. De cette manière, on concilie deux besoins, également légitimes de la nature humaine, la diversité et l'unité. La religion doit les satisfaire l'un et l'autre, pour remplir sa destinée; quand elle ne tient compte que de l'unité, elle sacrifie et annule l'individu qu'elle est appelée à moraliser : quand elle rapporte tout à l'individu, elle relâche le lien social, hors duquel il est impossible à l'homme de développer ses facultés.

Ce que nous disons de la religion s'applique également aux re

lations politiques. En réalité, le but de la constitution sociale, quoi qu'on dise, ne peut être autre que celui de la religion; car l'homme est un, il faut donc qu'il y ait harmonie dans son existence. La religion se propose pour objet le salut de l'homme; ce que la théologie appelle salut, la philosophie l'appelle développement des facultés humaines. C'est bien la destinée de l'homme sur cette terre, de développer ses facultés, non seulement au point de vue de sa vie actuelle, mais aussi au point de vue de sa vie infinie et progressive. En politique comme en religion, l'individu est le but, la société est le moyen. Que l'homme soit un être destiné à vivre dans l'état de société, cela ne fait plus l'objet d'un doute; la sauvagerie de Rousseau est reléguée parmi les paradoxes. Mais quelle est la mission de la société, ou de l'État qui n'est que la société organisée? La question est fondamentale et les opinions sont partagées. En prenant pour point de départ que l'individu est le but, et que son développement harmonique est la destinée que Dieu lui a assignée, il faut dire que la société doit être organisée de manière à ce que l'homme se puisse développer librement et complétement. Notre principe exclut l'unité absolue et l'individualisme absolu : l'unité absolue détruit l'énergie individuelle, et va par conséquent contre le but de l'association : l'individualisme absolu met l'anarchie à la place de l'organisation sociale, et prive l'individu de l'appui qu'il doit trouver dans l'État (1). Là n'est pas toute la difficulté, bien qu'elle soit déjà immense. L'unité doit-elle s'arrêter à l'État, ou doit-elle s'étendre à l'humanité? Quelles sont les relations entre les peuples? Est-ce l'indépendance absolue, ou est-ce l'association? Ici reparaît la question de la monarchie universelle et des nationalités.

En poursuivant, jusque dans ses dernières conséquences, le principe que les sociétés humaines doivent être organisées en vue du développement complet des facultés de l'homme, il n'y a aucune raison d'arrêter cette association à la constitution de nationalités qui seraient tout à fait indépendantes l'une de l'autre. Au dessus des nations, il y a l'humanité; l'humanité est une, tous les peuples sont frères; il y a donc un lien entre eux, comme il y en a entre les individus. L'homme n'est pas seulement membre d'une société

(1) Voyez le tome VII de mes Études.

particulière, il est membre de la société universelle du genre humain; il ne pourrait pas remplir la mission que Dieu lui a donnée, s'il était parqué et comme emprisonné dans un État particulier. L'isolement est funeste aux nations comme aux individus; l'homme s'étiole dans la solitude, les peuples s'y immobilisent et périssent. Il y a donc une vie générale à laquelle l'homme doit participer; c'est une condition nécessaire de son développement physique, moral et intellectuel. Inutile d'insister sur la nécessité de relations actives entre tous les peuples de la terre, les faits parlent assez haut. Mais ces relations doivent-elles aboutir à une organisation analogue à celle des États? C'est là la grande difficulté. Que la tendance à l'unité se manifeste dans la vie de l'humanité, cela est incontestable. Aussi haut que nous remontions dans l'histoire, nous rencontrons des tentatives de monarchie universelle, et elles se sont répétées jusque dans les temps modernes; le xixe siècle a été témoin d'une lutte gigantesque entre le génie des conquêtes personnifié dans un homme et les nations menacées dans leur indépendance. Mais ces luttes mêmes témoignent que l'unité ne peut pas se réaliser sous la forme d'une domination qui embrasserait le monde entier. L'histoire nous apprend que les essais de monarchie ont été funestes aux peuples conquis; en perdant leur liberté, ils ont perdu le principe de leur vie : la monarchie universelle serait le tombeau des nations, et par suite de l'humanité.

Est-ce à dire que les nations doivent continuer à jouir d'une indépendance absolue, sans qu'il y ait aucun lien d'unité entre elles? Ou dit que les nations sont de Dieu, aussi bien que les individus ; que Dieu leur a assigné un territoire particulier qu'elles sont appelées à exploiter; qu'il leur a donné une langue particulière, marque de leur individualité, un caractère à part, une mission spéciale. Tout cela est vrai, et la conséquence qui en résulte, c'est que le principe de nationalité doit présider à la constitution des États; mais faut-il aller jusqu'à en conclure que les nations, une fois formées, sont destinées à coexister éternellement, sans qu'il y ait d'autre lien entre elles que celui des contrats? Ce serait dire que la liberté illimitée, que tout le monde repousse comme impossible pour l'individu, est l'état naturel des peuples. Cela nous semble contradictoire. On ne peut pas reconnaître aux nations une personnalité plus caractérisée qu'aux individus ; les individus,

bien plus que les nations, ont une existence à part et une destinée particulière; cela les empêche-t-il d'entrer dans les liens d'une société organisée, et d'abdiquer une partie de leur indépendance au profit de la vie commune? L'État est si peu un obstacle au développement de l'individualité humaine, qu'il en est, au contraire, une condition essentielle. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour les nations? En théorie, nous cherchons en vain une différence: si la liberté de l'individu peut être limitée, si elle doit même l'être pour qu'il remplisse sa destinée, à plus forte raison en est-il de même de la liberté des nations.

Mais quel est le lien qui doit relier les nations? Est-il identique avec le lien qui unit les citoyens dans l'État? La solution de cette question appartient à l'avenir; tout ce que l'on peut affirmer dès maintenant, c'est que l'unité ne s'établira pas sous la forme d'une monarchie universelle, telle que les conquérants l'ont ambitionnée, telle que les philosophes l'ont rêvée. Dès que l'on reconnaît aux nations, comme aux individus, une vie individuelle, il faut que le principe de cette individualité soit respecté; or la monarchie universelle absorbe et détruit toute existence individuelle. C'est une fausse unité, car elle ne tient aucun compte du but de l'unité; ce but n'est pas de tuer les nationalités, mais de favoriser leur développement, en les faisant vivre de la vie générale du genre humain. En théorie, la monarchie universelle n'a de valeur que comme instinct de l'unité; en fait, les monarchies conquérantes ont eu pour mission de relier les peuples,. et de préparer leur association future. Cette mission est remplie; dès lors il ne peut plus être question de monarchie universelle. Ce qui se passe sous nos yeux nous révèle la voie dans laquelle l'humanité accomplira sa destinée. Il se fait au XIXe siècle un double travail d'une part, les nationalités enchaînées cherchent à conquérir leur indépendance; le mouvement est providentiel et partant irrésistible; il l'emportera sur les intérêts et sur ce que l'on appelle à tort les droits acquis, car il n'y a pas de droit contre la volonté de Dieu. D'autre part, la science et l'industrie font des miracles pour unir tous les peuples de la terre; les distances s'effacent, les relations s'étendent, les liens se multiplient. Quand ce double mouvement approchera de son terme, la constitution de l'unité humaine, qui aujourd'hui semble encore être une utopie, se réalisera d'elle-même. Il n'y a

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