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succès, n'eût abouti qu'à faire changer l'Italie de maître, en transportant l'ambition de la monarchie à la France.

Les Vénitiens, avec lesquels Paul IV négocia une ligue contre Charles-Quint, ne redoutaient pas moins la puissance de la France que celle de la maison d'Autriche. Ils représentèrent au pape qu'il y aurait tout à craindre pour la liberté de l'Italie, quand les Français seraient les maîtres à Milan et à Naples. Paul chercha à calmer ces inquiétudes : « Les fils du roi de France, disait-il, établis à Milan et à Naples, deviendraient bientôt Italiens; il serait, d'ailleurs, toujours facile de s'en délivrer, lorsqu'on le voudrait, parce que l'expérience des événements passés avait montré que les Français étaient incapables de s'établir à demeure en Italie, tandis que la nation espagnole était comme le gramen qui s'enracine là où il s'attache (1). » Avec les Français, Paul IV tenait un tout autre langage; écoutons les protestations du vieux pape : « Il déclara à l'ambassadeur de Henri II, qu'il ne le cédait à cardinal quelconque, Français qu'il fût, pour être plus Français et aimer plus le roi que lui; que Sa Majesté pouvait bien faire son compte de ne voir jamais pape tant sien que lui, quelque Français naturel qu'il pût être; qu'il avait maintenant l'occasion pour acquérir la monarchie du monde, qu'il serait adoré comme rédempteur de l'Italie (2). » Ainsi le pape, qui excitait les Vénitiens à prendre les armes contre Charles-Quint, par la crainte de la monarchie universelle, faisait espérer cette même monarchie au roi de France! Ainsi le pape qui brûlait du désir d'expulser les Espagnols de Milan et de Naples, voulait y implanter les Français ! Ainsi le patriote italien se vantait d'être plus Français que les Français mêmes!

Voilà la politique pontificale. On fait trop d'honneur aux papes qui régnèrent dans la première moitié du xvie siècle, quand on leur prête des desseins patriotiques, ou quand on les croit préoccupés du bien général de la chrétienté; ils ne songeaient qu'à leur intérêt, intérêt de petits princes italiens, qui cherchaient à agrandir leurs États et leurs familles. Au commencement du xvie siècle, ils étaient hostiles à la France; mais pour chasser les Français, ils furent obligés de favoriser les Espagnols, dont l'ambition était

(1) Navagero, Relazione (Alberi, II, 3, p. 392).

(2) Ribier, Lettres et mémoires d'État, T. II, p. 666.

bien plus persistante, bien plus tenace, comme le disait avec raison Paul IV. La domination espagnole ne tarda pas à peser au saint-siége; les papes se mirent à regretter le régime français, et le plus audacieux osa déclarer la guerre au maître des deux mondes. A quoi eût abouti cette révolution politique, si elle avait réussi? A remplacer le joug de l'Espagne par celui de la France. Toujours l'étranger! Ainsi se vérifie la grave accusation de Machiavel contre la papauté; elle est un obstacle éternel à l'unité italienne. On dirait qu'une malédiction pèse sur les successeurs de saint Pierre les efforts qu'ils font pour chasser les Barbares d'Italie, ne servent qu'à consolider la domination étrangère. C'est que Dieu ne bénit que les bonnes intentions; et le but des papes n'était pas l'indépendance de l'Italie, mais leur propre grandeur.

§ 4. Les Turcs.

No 1. Monarchie universelle des Turcs.

Les Turcs jouent un grand rôle dans la lutte de Charles-Quint et de François Ier. Le roi de France les appela à son aide contre son puissant rival; pour la première fois, le croissant se mêla à l'étendard du Christ, et c'est pour maintenir l'indépendance de la chrétienté menacée par celui qui s'en dit le chef temporel. Cependant, chose remarquable! les Turcs qui sauvèrent l'Europe du danger d'une monarchie universelle, étaient eux-mêmes des prétendants à la monarchie; et à en juger par la terreur qu'ils inspiraient, leur joug était bien plus à craindre que la domination espagnole.

Nous avons de la peine aujourd'hui à croire à la réalité de ce danger. Quand on voit l'irremédiable décadence de la race musulmane, on doute qu'elle ait jamais compromis sérieusement la liberté de l'Europe. Mais gardons-nous de transporter dans le passé le dédain que nous inspire le présent; les peuples comme les individus ont leur époque de grandeur et de déclin. Le vieillard dont les forces sont épuisées se plaindrait à bon droit si de sa décrépitude actuelle, on concluait qu'il a toujours marché sur des béquilles; les nations également ont le droit de demander à l'histoire

qu'elle apprécie leur vie passée, sans se laisser influencer par les préjugés du présent. Évoquons les souvenirs du xvre siècle. Un immense et universel cri de terreur retentissait dans toutes les parties du monde chrétien: chaque jour l'on se croyait à la veille d'une invasion turque, comme, au xe siècle, l'on se croyait à la veille de la consommation des choses.

Les papes avaient pour mission d'être les sentinelles de la chrétienté dans la lutte séculaire qui divisait les infidèles. En 1517, Léon X adressa un mémoire aux princes chrétiens sur la guerre à faire aux Turcs : il ne s'agit plus, dit-il, de délibérer si elle est nécessaire, Soliman nous menace, notre existence même est en jeu (1). Les réformateurs se défiaient de Rome, comme les Troyens se défiaient des Grecs; ils craignaient qu'il n'y eût une arrièrepensée d'exploitation dans les appels incessants que les papes faisaient à la chrétienté. Ils n'en redoutaient pas moins l'invasion des Turcs; ils la croyaient même inévitable, comme étant annoncée par les prophètes: Daniel ne prédit-il pas que, longtemps après les Romains, il s'élèvera une nation qui essaiera de détruire la religion chrétienne? Cette prophétie ne peut concerner que les Turcs, dit Melanchthon, et elle témoigne que ce n'est pas un petit malheur qui est prêt à éclater sur nos têtes (2). Les hommes politiques n'étaient pas moins effrayés que les zélés chrétiens. CharlesQuint, voyant les Turcs gagner sans cesse et avancer toujours, jeta un cri de détresse, mais digne d'un empereur: « Je crois, dit-il au pape, que Dieu veut que nous soyons Turcs; que la volonté de Dieu se fasse, mais je serai le dernier à m'y soumettre (3). » Les Vénitiens étaient les plus exposés, ils pouvaient dire, sans exagération aucune, que leur existence était en jeu ; mais ils craignaient le même sort pour toutes les nations chrétiennes, et, connaissant la fureur destructrice des nouveaux Barbares, ils s'attendaient, non à une conquête, mais à une guerre d'extermination (4). C'était effectivement la crainte générale, et elle n'était pas

(1) Charrière, Négociations de la France avec le Levant, T. I, p. 31.

(2) Lettre de Melanchthon à l'archevêque de Mayence. (Bretschneider, Corpus Reformatorum, T. I, p. 875.)

(3) Navagero, Relazione (Alberi, 1, 358).

(4) Marco Minio, Relazione (1522): « Tutta la cristianita doveria temer di non incorrer in qualche grande esterminio. >

dénuée de fondement. Un contemporain, esprit clairvoyant, écrit: « Quand je compare la puissance des Turcs à celle de nos princes, je désespère presque de notre avenir (1). >>

Qu'est-ce qui faisait la force des Turcs, en face de l'Europe à qui l'esprit guerrier ne manquait certes point? La chrétienté était divisée, prête à s'entre-déchirer dans d'odieuses guerres de religion; et les jalousies politiques étaient tout aussi vives; voilà pourquoi elle ne parvint jamais à s'unir contre l'ennemi commun. Les ligues se dissolvaient plus vite qu'elles ne se formaient; les dissensions des alliés rendaient leurs victoires mêmes inutiles. Après la glorieuse bataille de Lépante, un noble Vénitien écrit: << Il est impossible aux princes chrétiens, à raison de leur désunion, de détruire la puissance des Turcs; il ne reste qu'à compter sur la protection divine pour relever la chrétienté opprimée et pour abaisser l'orgueil des infidèles (2). » Tandis que la religion était une cause de faiblesse pour l'Europe, elle était un élément de force pour les Turcs. L'islam fait un devoir à ses sectateurs de la guerre contre les infidèles, guerre incessante, jusqu'à ce que le monde entier soit soumis aux vicaires de Mahomet. Sous l'inspiration de ce fanatisme conquérant, les Arabes avaient porté leurs armes victorieuses dans les trois parties du monde. Le génie guerrier des Turcs vint donner une impulsion nouvelle à cette ambition envahissante. Mahomet, le vainqueur de Constantinople, fit vou, dit-on, « de ne prendre de repos que lorsque le sabot de son cheval aurait foulé les dieux d'or, d'airain et de bois que les chrétiens adoraient (3). » C'était proclamer la guerre sainte, guerre sans relâche, qui ne pouvait avoir d'autre fin que la destruction des nations chrétiennes. Un ambassadeur vénitien dit que les Turcs avaient pour religion et pour loi de subjuguer la chrétienté, que leur ambition était de dominer sur tous les peuples (4).

La constitution politique et militaire de l'empire était en harmonie avec l'inspiration religieuse des Turcs; c'était la plus formidable unité que le monde ait jamais vue. Dans l'Europe chré

(4) Languet, Epist. secr., I, 15.

(2) Relazione di Costantino Garzoni, dans Alberi, III, 1,435.

(3) Zinkeisen, Geschichte des ottomanischen Reiches, T. II, p. 468, note 3. (4) Alberi, Relazioni, III, 2, 398.

tienne, le despotisme a beau dire « l'État c'est moi; » il y a une puissance d'individualité dans les sentiments et les idées ainsi que dans la religion, qui rend impossible la concentration de toutes les forces d'une nation dans la main d'un homme. Cette utopie était réalisée à Constantinople. Le sultan est l'âme, l'empire est le corps. Le sultan est un être libre, ayant une personnalité et des droits; ses sujets sont esclaves: tout ce qu'ils ont, biens et enfants, est à leur maître, qui en use selon son bon plaisir. Que l'on réfléchisse un instant au pouvoir immense qu'une pareille organisation donne au chef d'un vaste empire: la religion lui commande une guerre à mort contre la chrétienté, la race ne respire que la guerre, et tout ce qu'elle a de volonté, de richesses, un seul homme en dispose. Les envoyés vénitiens qui voyaient fonctionner cette admirable machine, étaient unanimes à dire qu'il n'y avait aucune puissance humaine en état de résister aux Turcs : « Le sultan, dit Marcantonio Barbaro, est pour les Turcs, ce que le soleil est pour les êtres créés, le principe de vie, principe unique, auquel tout se rapporte.» « Cette unité d'intentions et de volontés, ajoute Lorenzo Bernardo, imprime une irrésistible force à leurs armées (1). »

On conçoit maintenant que les sultans se soient crus prédestinés à la monarchie universelle. Les titres pompeux que les rois asiatiques aiment à se donner, étaient presque une réalité; écoutons Soliman écrivant à François Ier: « Moi qui suis l'empereur des empereurs, le dispensateur des couronnes aux monarques de la surface du globe, l'ombre de Dieu sur la terre... Nuit et jour mon cheval est sellé et mon sabre est ceint (2). » Cet orgueil nous paraît aujourd'hui presque puéril; il n'en était pas de même au XVIe siècle Soliman possédait déjà trente royaumes, son immense empire renfermait plus de huit mille lieues de côtes, et il avançait toujours, comme si la domination dont il menaçait la chrétienté était fatale: «Ne sais-tu pas, disait en 1528 Mustapha, gendre du sultan, à Lasky, ambassadeur de Ferdinand d'Autriche, que, de même qu'il n'y a qu'un soleil dans les cieux, de même Soliman est le maître unique de l'univers? » Soliman comptait bien

(1) Alberi, Relazioni, III, 1, 327; III, 2, 369.

(2) Charrière, Négociations de la France avec le Levant, T. I, p. 116-118.

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