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II. LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.

Rousseau crut trouver dans sa patrie un asile contre la persécution qui avait été suscitée contre lui en France, à cause de son Emile; mais la république de Genève ne tarda pas à lancer un arrêt semblable à celui du Parlement, et Rousseau fut obligé de se réfugier dans la principauté de Neufchâtel, sous la protection du roi de Prusse. Après avoir attendu en vain que ses compatriotes réclamassent contre l'édit du conseil de Genève, il renonça au droit et au titre de bourgeois de cette république. Cependant le parti opposé au conseil ne tarda pas de se lier avec Rousseau; il commença par exposer plusieurs griefs contre l'autorité publique. Le conseil trouva un habile défenseur dans le procureur général, Tronchin, auteur des Lettres écrites de la Campagne. Rousseau est forcé lui-même de convenir que cette pièce qui réduisit au silence le parti de l'opposition, est « un monument durable des rares talens de son auteur. » Revenus de leur premier abattement, les représentans s'adressèrent à l'auteur d'Emile pour qu'il vengeât leurs droits en se défendant lui-même contre la condamnation du conseil. C'est là ce qui donna lieu aux Lettres écrites de la Montagne, que l'auteur fit imprimer à Amsterdam chez Marc Michel Rey. Quoique cet ouvrage ne parût avoir qu'un intérêt local, il fit autant de bruit que l'Emile même. On verra dansles Confessions et dans la Correspondance de Rousseau quelles suites importantes pour le sort de l'auteur eurent ces Lettres que le petit conseil de Genève déclara indignes d'étre brûlées par la main du bourreau, et qui provoquèrent un écrit véhément d'un auteur anonyme, sous le titre de Sentiment des citoyens (1).

On peut juger de la virulence de cet écrit par le dernier paragraphe que nous transcrivons ici : « Qu'il (Rousseau) cesse de nous appeler esclaves, nous ne le serons jamais. Il traite de tyrans les magistrats de notre république dont les premiers sont élus par nous-mêmes. On a toujours vu, dit-il, dans le conseil des Deux-cents, peu de lumières et encore moins de courage. Il cherche, par des mensonges accumulés, à exciter les Deux-cents contre le Petit conseil, les pasteurs contre ces deux corps, et enfin tous contre tous, pour nous exposer au mépris et à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer en nous outrageant? veut-il renverser notre constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession? Il suffit d'avertir que la ville qu'il veut troubler, le désavoue avec horreur. S'il a cru que nous tirerions l'épée pour le roman d'Émile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies. Mais il faut lui apprendre que si on

(1) Huit pages in-8°. sans date et sans nom d'imprimeur, réimprimé sous le titre suivant : Réponse aux Lettres écrites de la Montagne..... Genève et Paris, chez Duchesne, 1765, 22 pages in-8°.

châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux (1). »

Il est à remarquer que ce fut Rousseau lui-même qui dans une lettre au libraire Duchesne, à Paris, l'engagea à réimprimer ce pamphlet qu'il attribuait à M. Vernes, pasteur de Séligny. Celuici répondit avec beaucoup de dignité à Rousseau, « Quoique vous m'ayez dit des injures dans vos Lettres écrites de la Montagne parce que je vous ai dit, sans aigreur et sans fiel, que je ne pense pas comme vous sur le christianisme, je me garderai bien de m'avilir réellement par une vengeance aussi basse que celle dont les gens qui ne me connaissent pas sans doute, ont pu me croire capable. J'ai satisfait à ma conscience, en soutenant la cause de l'Evangile que j'ai cru attaqué dans quelques-uns de vos ouvrages, j'attendais une réponse qui fût digne de vous, et je me suis contenté de dire, en vous lisant, je ne reconnais pas là M. Rousseau (2). ›

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Les ministres protestans qui avaient gardé le silence après la publication de l'Emile et de la Lettre à M. de Beaumont, parce que Rousseau n'y avait attaqué que les dogmes des catholiques, s'agitèrent vivement quand les Lettres écrites de la Montagne eurent paru. Bientôt Rousseau fût inquiété dans sa retraite au Val de Travers. La vénérable classe des pasteurs de ce pays déclara : « Qu'après la publication des Lettres de la Montagne, elle ne pouvait plus, malgré tout le support et toute la charité dont elle était animée envers M. Rousseau, le regarder comme chrétien et comme membre de leur église ;» et à la suite de beaucoup de tracasseries et de discussions (voyez la Correspondance), Rousseau fut obligé de quitter la principauté de Neufchâtel et de se réfugier dans le canton de Berne où il ne fut pas plus tranquille. Le roi de Prusse avait défendu de l'inquiéter dans la principauté, mais les pasteurs l'emportèrent ici sur le souverain. Le rescrit de ce prince mérite d'être rapporté.

« FRÉDÉRIC, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, etc., etc., etc. Amés et féaux, nous avons vu avec satisfaction par le trèshumble rapport que vous nous avez adressé en date du 4 de ce mois, au sujet de l'ouvrage du sieur Rousseau, intitulé : Lettres écrites de la Montagne, l'attention que vous donnez aux objets que vous jugez intéresser le maintien de la religion. Nous ne pouvons aussi qu'approuver le zèle avec lequel la compagnie

(1) Dans la réimpression de cet écrit, par le libraire Duchesne, on a ajouté ce qui suit : « Postscriptum d'un ouvrage des citoyens de Genève, intitulé: Réponse aux Lettres écrites de la Campagne. Il a paru, depuis quelques jours, une brochure de 8 pages in-8° sous le titre de Sentiment des citoyens; personne ne s'y est trompé. Il serait au-dessous des citoyens de se justifier d'une pareille production. Conformément à l'article 3 du titre XI de l'édit, ils l'ont jeté au feu comme un infâme libelle. >>

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(2) Lettres relatives aux Lettres écrites de la Montagne. Paris, 1765, pages in-8°.

des Pasteurs cherche à prévenir tout ce qui pourrait contribuer à répandre dans vos contrées des sentimens contraires aux dogmes qui y sont reçus. Disposés comme nous le sommes à la seconder dans ses bonnes vues, et entrant dans les raisons qui vous font désirer qu'on y réponde par des mesures propres à les remplir, nous voulons bien vous permettre de prendre, par rapport à la réimpression projetée des susdites Lettres écrites de la Montagne, et à leur débit, les arrangemens que vous croirez devoir au bien public, après un examen réfléchi de ce que la prudence, et une sage attention à éloigner tout ce qui pourrait devenir une nouvelle source de désordre ou de divisions, doit vous faire observer dans cette affaire. Notre intention n'est cependant pas qu'on sévisse contre l'ouvrage en question par aucune de ces flétrissures publiques qui, indépendamment qu'elles sont opposées à l'esprit de modération qui doit toujours être celui des défenseurs de la vérité, donnent à l'ordinaire aux écrits qu'elles procrivent plus de publicité qu'ils n'en auraient eu sans une condamnation si éclatante, et font ainsi manquer le but de leur suppression. Nous ne doutons pas au reste que comme vous êtes les premiers à rendre justice à la conduite réglée et aux bonnes mœurs du sieur Rousseau, vous ne soyez de vous-mêmes portés à le laisser jouir paisiblement de la protection des lois dans l'asile qu'il s'est choisi, et où notre volonté est qu'il ne soit en rien inquiété. Sur ce, nous prions Dieu de vous avoir en sa sainte et digne garde. Fait à Berlin, le 30 de mars 1765 (1).

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En France les Lettres écrites de la Montagne furent jugées avec beaucoup de rigueur : c'est qu'il n'y avait rien dans cet ouvrage qui pût intéresser le cœur en faveur de Rousseau. Voltaire écrivit de Ferney: Jean-Jacques ne ressemble pas plus à Thémistocle que Genève ne ressemble à Athènes, et un rhéteur à Démosthènes. Jean-Jacques est un méchant fou qu'il faut oublier. C'est un chien qui a mordu ceux qui lui ont présenté du pain. » L'abbé Sigorgne fit paraître des Lettres écrites de la Plaine, 1765, in-12. Il est vrai que Grimm dit de l'auteur, qu'il est aussi plat que le pays d'où il écrit; mais Grimm luimême traita le nouvel ouvrage de Rousseau (dans sa Correspondance littéraire, tome 10) avec autant de mépris que Voltaire. Voici comment il le juge, ou plutôt comment il le condamne : « La réponse de Rousseau est un chef-d'œuvre d'éloquence, de sarcasmes, de fiel, d'emportement, de déraison, de mauvaise foi, de folie et d'atrocité : on n'a jamais fait de ses talens un tel abus..... Ce que je reproche à M. Rousseau et ce qui me paraît criminel, c'est d'avoir traité la constitution fondamentale de sa patrie de la même manière que la religion chrétienne, c'est-à-dire qu'il prétend qu'il faut main

(1) Recueil de Lettres de M. J. J. Rousseau, et autres pièces relatives à sa persécution et à sa défense, le tout transcrit d'après les originaux. Londres, 1766, 262 pages in-12.

tenir cette constitution, et puis, immédiatement après, il se met à la démolir de fond en comble. Or ici, il n'est plus question d'opinions absurdes et religieuses qui n'ont aucune influence immédiate sur le bonheur public; il ne s'agit pas moins que d'armer le citoyen contre le citoyen. L'auteur déclare franchement, à la fin de son ouvrage, qu'il croit la bourgeoisie en droit et dans le cas de prendre les armes contre le conseil, le tout pour avoir brûlé Emile. »

On vit quelque temps après paraître à Genève, les Lettres populaires qui sont encore une réfutation des Lettres de la Montagne, et que l'on attribua au procureur général Tronchin. Elles n'apaisèrent pas les troubles excités par l'édit du conseil contre Rousseau; le gouvernement français fut obligé d'intervenir dans ces dissensions d'un état voisin, et Voltaire, toujours prêt à saisir le côté plaisant des évènemens, fit son poème héroï-comique de la Guerre de Genève.

La Vision de Pierre dit le Voyant qui suit les Lettres de la Montagne, est une plaisanterie que Rousseau fit pour tourner en ridicule un homme avec lequel il eut des relations désagréables dans sa retraite à Motier. C'était Boy de la Tour, parent de l'amie chez laquelle il était logé. Rousseau convient lui-même que cette pièce, qui fut imprimée à Genève, n'eût qu'un succès médiocre, parce que, dit-il, les Neufchatelois avec tout leur esprit ne sentent guère le sel attique ni la plaisanterie fine. Mais le fait est, que Rousseau n'avait pas l'esprit tourné à la plaisanterie, et que sa Vision est une faible copie d'autres visions de ce genre qui avaient paru avant la sienne.,

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III. DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ DES CONDITIONS. En 1753, l'académie de Dijon proposa pour sujet de prix la fameuse question de l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris, dit Rousseau, que cette académie eût osé la proposer; mais puisqu'enfin elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui de la traiter et je l'entrepris. » Ce fut à Saint-Germain que notre philosophe composa cet ouvrage, ainsi qu'il le raconte dans ses Confessions: « Enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire : je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée; et, comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon ame, élevée par ces contemplations sublimes, s'osait placer auprès de la divinité, et voyant de là mes semblables suivre dans l'aveugle route de leurs préjugés celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes , je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendré: Ínsensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous. >>

Rousseau ne se dissimulait point qu'un discours où il heurtait de front toutes les opinions reçues n'était guère susceptible d'être couronné par une académie; et en effet, quoiqu'il concourût pour le prix, un autre concurrent moins éloquent sans doute, mais plus sage dans les conceptions de sa pensée, l'emporta sur lui. Rousseau accuse en quelque sorte Diderot qui alors était encore son ami, de lui avoir suggéré le ton dur et atrabilaire qui règne dans cet écrit; il ajoute que le passage où il est question du philosophe qui argumente en se bouchant les oreilles pour s'endurcir aux plaintes d'un malheureux, est de la façon de Diderot. Mais quand il n'y aurait de Rousseau que ce paradoxe : L'homme qui médite est un animal dépravé, c'en serait assez pour provoquer la réprobation de tous les hommes sensés. Aussi cet écrit qui recèle du reste tout le génie de Rousseau, a-t-il été réfuté fréquemment et avec succès. Dans aucun autre ouvrage peut-être l'éloquent philosophe ne découvrit, autant que dans celui-ci, la faiblesse de son système. Il dit que son discours sur l'inégalité des conditions ne trouva dans toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent. C'est accuser son siècle d'ignorance, au lieu de convenir de ses erreurs. Le paradoxe que nous venons de citer est, ce nous semble, assez clair pour être à la portée de tous les lecteurs. Il ne faut pas avoir une grande sagacité pour reconnaître que Rousseau part d'une idée erronée, savoir que l'homme est naturellement fait pour la vie sauvage, et que la société n'est que la corruption de sa condition primitive.

Son discours imprimé en 1755 à Amsterdam, chez M. M. Rey(1), fut réfuté la même année dans plusieurs ouvrages. Nous citerons la Lettre de M. D. B** (Laurent de Béthisy) à madame ** au sujet du discours de J.-J. Rousseau, etc. Amsterdam, 21 pages in-8°.; la Lettre pour servir de réponse au discours de M. Rousseau, etc., par M. J. N. T. J. Genève, 50 pages in-8°. ; et la Correspondance littéraire de Grimm, tome 1. Nous emprunterons quelques raisonnemens à ce dernier qui s'est livré à une discussion impartiale et assez étendue sur ce sujet. << Suivant M. Rousseau, dit Grimm, l'homme sauvage, sortant des mains de la nature, est dans l'enfance de l'espèce humaine; de là, commençant à se civiliser, à cultiver la terre, à se réunir en société et en famille, il entre dans l'adolescence et dans l'âge fort de son espèce; bientôt la société venant à se perfectionner, les familles à s'étendre, les états à s'agrandir, les arts et le luxe à s'introduire, l'homme décline successivement; et suivant que toutes ces causes agissent plus ou moins promptement, il se trouve à la fin dans la décrépitude de son espèce. Voilà en peu de mots l'idée de M. Rousseau, autant que j'ai pu la saisir r; car elle n'est établie que vaguement, comme toute la marche et la logique de son discours. Quoique suivant cette idée, nous

(1) Un vol. de 262 pages in-8°. Le frontispice représente le trait raconté dans la 13°. note, au sujet du Hottentot, qui aima mieux retourner chez ses égaux que de vivre plus long-temps avec les Européens.

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