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accord et ce désaccord dans la double traduction des mots, pour l'œil et pour l'oreille, devait être l'objet d'une attention particulière.

La détermination de l'origine des mots par l'étymologie et la dérivation, l'indication de leurs variations quant à l'orthographe et à la prononciation, ce n'était là que le point de départ de leur histoire.

Or cette histoire est de double nature: d'une part, spéculative et philosophique; d'autre part, composée de certains faits positifs.

L'histoire philosophique des mots, telle qu'elle se découvre à la spéculation, consiste dans l'exposé des constructions diverses où ils ont naturellement trouvé place, dans l'exposé correspondant du chemin qu'ils ont parcouru depuis le sens le plus voisin de leur origine jusqu'au plus éloigné, des acceptions de toute sorte que leur a données, par extension, par figure, par abus même, la logique naturelle de l'esprit humain.

L'Académie a toujours attaché une grande importance à ces classifications méthodiques, trop négligées, sans lesquelles les notions grammaticales le plus laborieusement rassemblées ne forment jamais que des recueils incohérents. Seulement, dans son précédent Dictionnaire, qui, selon son intention, devait être surtout celui de l'usage, le sens le plus généralement usité était mis en première ligne, tandis qu'il est renvoyé, dans celui-ci, où chaque article devient une histoire, à son rang en quelque sorte généalogique.

Une telle généalogie n'est pas toujours facile à fixer. Il y a des mots que des significations différentes, quelquefois même des significations analogues, semblent rattacher à plusieurs origines. On a pensé, quand le cas s'est présenté, qu'il valait mieux y voir franchement plusieurs mots, de provenance distincte, réunis en un seul par l'identité de la forme, que de les ramener subtilement à l'unité, en opérant, au moyen de rapprochements métaphoriques, l'accord factice de leurs acceptions. Sans en chercher plus loin un exemple, remarquant que des sens, assez voisins d'ailleurs, du verbe accorder, les uns se tirent avec évidence de cor, les autres, non moins évidemment, de corda, on a tenu compte de l'une et de l'autre étymologie, et reconnu dans accorder un de ces mots mixtes, que la jonction d'un double courant, pour ainsi dire, est venue apporter à la langue. Varron disait, par une autre figure, de certains mots latins, les comparant à des arbres nés sur les confins de deux territoires, qu'ils poussaient à la fois leurs racines et dans le sol de Rome et dans celui des Sabins (1). A quelles époques ont eu lieu ces modifications de la construction et de l'acception des mots? On l'ignore le plus souvent. On leur assigne bien un ordre qui paraît être celui des procédés de l'esprit humain ; mais un ordre de dates positives, il est rare

(1) E quis nonnulla nomina in utraque lingua ha- que agro serpunt. M. T. VARRO, De lingua latina, bent radices, ut arbores quæ in confinio natæ in utro- V, 74.

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qu'on le puisse, tant le travail par lequel se forment les langues, par leur appropriation aux besoins de l'esprit, est rapide et simultané dans ses produits. Cependant la tradition a quelquefois conservé la trace de l'introduction ou de la disparition. d'un mot, d'un changement survenu dans l'usage qui en était fait, d'une valeur particulière, ou même nouvelle, qu'ont pu lui donner le goût des diverses époques littéraires, certaines applications scientifiques, le génie ou le caprice des écrivains. De là une autre sorte de faits dont se compose l'histoire, non plus, comme tout à l'heure, philosophique, mais positive, des mots.

Ces deux histoires, qui se touchent par bien des points, l'Académie les a fait marcher de front, racontant, si on peut le dire, tout ensemble, ce qu'ont fait de nos mots, depuis qu'ils existent, et cette logique naturelle qui nous guide, même à notre insu, en pensant, en parlant, en écrivant, et les circonstances littéraires qui ont concouru à son action.

Mais où trouver les éléments, pour ne pas dire les événements, de ces deux histoires?

Pour la première, il suffisait et de la connaissance générale des lois que suit en tout temps l'esprit humain dans la production de ses idées par le langage, et de la connaissance particulière des procédés employés auparavant par des langues qui ont influé sur la formation de la nôtre.

Quant à l'autre histoire, on pouvait d'abord s'aider utilement des inventaires qui ont été faits de notre langue à diverses époques. Dans les glossaires latins du moyen âge (1), les traductions en langue vulgaire, tantôt par des mots formés sur ceux même qu'ils doivent interpréter, tantôt par des mots de forme différente, sont doublement instructives; la présence de ceux-ci atteste qu'ils avaient déjà une existence reconnue, tandis que l'absence des autres indique assez qu'ils étaient encore ou ignorés ou inusités. En outre, par le rapprochement des deux langues, sont mises en lumière les acceptions primitives. On est placé à un point de vue inverse, mais conduit à des résultats semblables par ce dictionnaire français-latin qui s'est perpétué, avec des modifications et des additions successives, de 1539 à 1606, sous les noms de Robert Estienne (2), de J. Thierry (3), de Nicot (4). Là se trouve, rapproché de ses origines latines, et ainsi expliqué, tout ce que le seizième siècle a gardé des mots et des idiotismes de notre vieille langue. L'explication se complète, par une méthode semblable, dans le Dictionnaire de Monet (5), et, au moyen d'équivalents anglais, dans le Dictionnaire de Cotgrave (6). Ensuite, les derniers restes de la langue du seizième siècle

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s'effacent progressivement dans des lexiques où l'on expose, en même temps qu'elle se constitue, la langue du dix-septième siècle, dans les Dictionnaires de Richelet (1) et de Furetière (2), que reproduit et complète le Dictionnaire de Trévoux (3), dans le Dictionnaire de l'Académie (4), où continueront surtout de s'enregistrer (5) les changements désormais moins considérables, apportés par le temps à la composition de notre vocabulaire, à la forme et à l'emploi de nos mots. Car, au dix-huitième siècle, c'est le style qui change plutôt que la matière même sur laquelle il s'exerce. On possède toujours, à quelques exceptions près, le même fonds d'expressions, de constructions, d'acceptions, mais on en use autrement, avec un plus grand souci de la correction, de la régularité grammaticale, mais aussi, peut-être, avec un sentiment moins profond de la valeur originelle et propre des mots, des analogies naturelles par lesquelles ils s'attirent et s'assemblent, une moindre liberté de tours, une manière moins grande. On le voit, le dépouillement de ces espèces d'archives, où sont venues s'inscrire, en leur temps, les variations de notre langue, et même quelquefois, indirectement, les révolutions de notre goût, étaient au premier rang des travaux préparatoires pour l'exposition historique qu'on avait en vue.

Le même genre d'information pouvait se tirer d'ouvrages dans lesquels de savants et judicieux philologues se sont occupés de marquer le génie et d'éclairer l'histoire de notre langue; particulièrement à ces époques de crise où l'on en cherchait, où l'on en préparait la forme définitive. Ainsi, au seizième siècle, Henri Estienne, dans de piquants écrits inspirés, comme certains chapitres de Rabelais, par une sorte de patriotisme littéraire, signale, grand titre de gloire à ses yeux! la conformité de notre langue avec la langue grecque (6), proclame sa précellence parmi les langues modernes (7), défend son intégrité contre l'invasion du nouveau langage françois italianisé (8) et, comme il dit aussi, espagnolisé (9). Au même moment, animé du même esprit, Estienne Pasquier développe dans un livre entier de ses Recherches (10), dans beaucoup de ses Lettres (11) à ses doctes amis, des idées toutes pareilles; il s'étend complaisamment sur l'aptitude de notre langue à toutes sortes de sujets, sur la convenance de l'employer en tous de préférence au latin, sur la nécessité de maintenir intacte sa pureté, en ne recourant aux langues anciennes et étrangères qu'en cas d'absolue nécessité et avec retenue, en cherchant surtout ses moyens de renouvelle

(1) En 1680.

(2) En 1690.

(3) En 1704.

(4) En 1694.

(5) Éditions de 1718, 1740, 1762, 1798, 1835. (6) Traicté de la conformité du langage françois avec le grec, 1569.

(7) Projet du livre de la Précellence du langage françois, 1579.

(8) Deux dialogues du nouveau langage françois italianisé et autrement desguisé, principalement entre les courtisans de ce temps, 1578.

(9) Préface du Traicté de la conformité du langage françois avec le grec.

(10) Recherches de la France, 1560, 1565, etc., VIII.

(11) A Ramus, à Turnebe, etc. Voyez Lettres, I, 2, II, 2; IV, 4; VII, 1; XV, 10, etc.

ment en elle-même, dans ses vieux mots, ses vieux tours, la variété de ses dialectes, le divers langage des professions, des métiers, des conditions, dans les ressources infinies du style figuré. Viennent les commencements du dix-septième siècle, où, après la brillante anarchie du siècle précédent, après les luttes de l'école de Ronsard et de l'école de Malherbe, au milieu des ruines du régime littéraire qui finit, et des constructions ébauchées du régime nouveau qui va venir, dans l'interrègne, de caractère presque tout grammatical, qui les sépare, Vaugelas (1) rédige avec autorité, et non toutefois sans quelques contradictions (2), d'après la jurisprudence de l'usage et les inductions de l'analogie, le code du beau langage, préparant par ses ingénieuses Remarques l'instrument dont se serviront bientôt, avec tant de génie, nos plus grands écrivains. Ménage, quelque temps après, cherche ailleurs les raisons de l'emploi légitime des mots, remontant par des voies plus savantes, mais souvent aventureuses, à leurs Origines (3). C'étaient là, à des époques décisives, des témoins de grande autorité dont il importait de recueillir les dépositions; car leurs erreurs mêmes, comme lorsqu'ils réclament si vivement au nom de l'usage contre des nouveautés que les besoins nouveaux de la pensée, le tour particulier des divers esprits ont introduites et que l'usage consacrera un jour, ces erreurs, par la date, par l'origine qu'elles assignent aux nouveautés ainsi condamnées, avaient une valeur historique.

L'Académie ne devait pas négliger non plus d'interroger des ouvrages nés plus tard du long usage d'une langue arrivée à son plus haut degré de justesse, et dont un grammairien spirituel et élégant, Girard (4), a donné, au dix-huitième siècle, l'heureux exemple; ces lexiques, ces traités ingénieux, où, rapprochant des mots semblables en apparence par le sens, les suivant parallèlement dans la variété de leurs applications possibles, les soumettant, pour ainsi dire, a priori, aux expériences d'une pensée fine et d'un langage industrieux, ou bien par une autre méthode, profitant des expériences involontaires, et par là plus sûres, contenues déjà dans la pratique des bons écrivains, on a démêlé, distingué les nuances les plus délicates de la synonymie, et même entrepris d'en classer systématiquement les diversités, d'en déterminer les lois (5).

Mais c'était dans les monuments littéraires que l'Académie devait surtout chercher les matériaux de son Dictionnaire.

(1) Remarques sur la langue françoise, 1647.
(2) LA MOTHE LE VAYER, Lettres touchant les
nouvelles remarques sur la langue françoise, 1647.
SCIP. DUPLEIX, Liberté de la langue françoise dans
sa pureté, ou Discussion des remarques de l'auge-
las, 1651.

(3) Les origines de la langue françoise, 1650.
(4) La justesse de la langue françoise ou les dif-

férentes significations des mots qui passent pour synonymes, 1718; Synonymes françois, 1736, ouvrage continué et augmenté en 1769 par BEAUZÉE, en 1785 par ROUBAUD, en 1809 par M. Guizot.

(5) Synonymes français, 1841; Dictionnaire des Synonymes de la langue française, avec une Introduction sur la théorie des Synonymes, 1858, par M. LAFAYE.

A ce Dictionnaire ne suffisaient plus des exemples rédigés exprès pour appuyer la définition, d'après la connaissance que pouvaient donner de l'usage, à des hommes compétents, une longue étude de notre littérature, l'expérience de l'art d'écrire et le commerce du monde. Il fallait des exemples empruntés aux écrivains qui représentent avec quelque autorité les différents âges de notre langue.

On n'a pas craint de remonter aussi haut que possible dans le passé, malgré ce que pouvaient offrir quelquefois de rude, d'étrange, de barbare, les passages qu'un intérêt grammatical y faisait chercher. Dans ces passages, la rouille même du temps semblait devoir faire paraître avec plus d'éclat certains mots, certaines locutions, certains tours qu'elle n'avait pas atteints, et qui avaient gardé à travers les siècles la hâtive et ineffaçable empreinte du génie de notre langue. On comptait en outre, pour faire accepter de telles citations encore vieillies par le voisinage d'un français moderne et contemporain, sur le respect qu'on est loin de refuser aujourd'hui, malgré leur imperfection nécessaire, et en raison de leur antiquité même, aux monuments primitifs desquels on les tirait. Chez les Romains, si Perse (1), si Martial (2) se permettaient de rire, en satiriques moqueurs, des formes surannées de l'ancienne poésie latine, Quintilien, en critique d'un goût tout aussi délicat, assurément, mais plus équitable, faisait profession pour l'art des vieux poëtes, encore grossier dans sa grandeur, d'une déférence respectueuse. « Révérons Ennius, «< Révérons Ennius, » disait-il, comme ces bois «< consacrés par un long âge, où de grands, d'antiques chênes nous frappent moins d'admiration par leur beauté que d'une sorte de respect religieux (3). x

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Pour le choix des exemples appelés à faire connaître la langue de nos grands siècles littéraires, on n'a pas dû se renfermer dans un cercle trop restreint, se borner aux plus glorieux représentants de la poésie et de l'éloquence, de la philosophie et de l'histoire. Au-dessous d'eux il y avait encore, sur la portion la plus noble de notre vocabulaire, de précieux témoignages à recueillir. Il y avait aussi à chercher la langue des affaires dans ces documents administratifs et diplomatiques où reparaissent, chaque jour, des modèles longtemps enfouis de justesse, de précision élégante; la langue du commerce familier dans les correspondances et les mémoires, dans ces autres images de la vie où le roman et surtout la comédie n'ont cessé de reproduire le spectacle mobile de la société, les révolutions de ses mœurs et du langage qui les exprime.

En rapportant ces exemples, on a jugé convenable de séparer la prose et les vers: d'abord pour éviter une confusion, une bigarrure disgracieuses; ensuite pour mettre mieux en lumière l'emploi plus ou moins semblable, plus ou moins fréquent, d'un

(1) Sat., 1, 76.

(2) Epigr., XI, 91.

mus, in quibus grandia et antiqua robora jam non tantam habent speciem, quantam religionem. Inst.

3) Ennium, sicut sacros vetustate lucos, adore- Orat., X, 1.

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