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chrétien, vous n'avez plus de tradition. Si l'Europe est le système chrétien, montrez-moi donc le Christianisme régnant au milieu d'elle, et expliquez-moi alors pourquoi Wiclef, Jean Huss et Jérôme de Prague, pourquoi Luther et Calvin, pourquoi Descartes et Bacon, pourquoi Voltaire, Diderot et JeanJacques, pourquoi tous les philosophes du dix-huitième siècle, pourquoi la révolution française. Si l'Europe est le système chrétien et doit rester le système chrétien, expliquez-moi comment et pourquoi vous n'êtes pas vous-même chrétien, puisque vous ne croyez ni à la divinité de Jésus, ni à la chute, ni à la rédemption, et qu'au contraire vous paraissez croire au progrès. Imaginez-vous que l'Europe ne s'élèvera jamais à votre niveau philosophique, que l'enceinte des écoles ne sera pas brisée, et que la philosophie, c'est-à-dire la religion, ne descendra pas dans le peuple, ou plutôt que le peuple, l'humanité, ne s'élèvera pas au niveau de toutes les idées?

De Maistre et de M. de Lamennais. Nous avons souvent rendu hommage à ces hommes de génie, venus pour remuer et transfigurer ce qui reste du Christianisme. Mais à M. Jouffroy et à tous les éclectiques nous dirons: Soyez chrétiens ou soyez philosophes; l'un ou l'autre. Aspirez, par la tradition du Christianisme ou par la tradition de la Philosophie, à la tradition universelle. Pas de doctrine possible, ni même concevable, hors de ces deux tendances, qui embrassent tout, passé, présent, avenir, et qui, hostiles entre elles jusqu'à ce qu'elles se soient bien expliquées, se rejoindront un jour (*).

(*) Il y a à peine six ans que nous écrivions cela. Alors M. de Lamennais était véritablement le chef vivant du Catholicisme: aujourd'hui il est philosophe, sans cesser d'être homme religieux. D'un autre côté, sans cesser d'être fidèles à l'inspiration de la Philosophie du dix-huitième siècle, ne sommes-nous pas arrivés à comprendre, mieux encore que nons ne le faisions alors, le vrai Christianisme, son dogme d'unité divine, d'unité de l'esprit humain, de solidarité mutuelle, de fraternité, d'égalité! Ainsi la forme erronée du Christiauisme est abandonnée par les uns; la forme erronée de la Philosophie est délaissée par les autres. Ah! le moment de la concorde approche! Il approche ce moment dont nous parlions, et où tous les cœurs sincères se réuniront dans une même foi religieuse.

C'est pour s'être arrêté et embarrassé dans cette vieille phraséologie de système chrétien, qui a l'air d'être profonde, et qui est fausse et vide, que M. Jouffroy n'a pu résoudre ni même poser aucune des questions que son esprit pressentait, et qui auraient pu donner à son article de l'ampleur et de l'importance.

Evidemment M. Jouffroy était préoccupé de jeter quelque lumière sur l'avenir de l'humanité. Une fois enfermé dans son idée que l'Europe actuelle c'était le Christianisme, il n'a pu le faire; il s'était enchaîné lui-même. En effet comment oser croire que les dogmes chrétiens triompheront dans les Indes, à la Chine, dans l'Asie tout entière! Comment nier ce qui est certain, savoir que tous les efforts des missionnaires de cette religion sont vains, absolument vains? M. Jouffroy n'a donc pu poursuivre son idée; il n'y avait plus jour à sortir de là. Il s'est donc borné, par un pur abus de mots, à mettre sur le compte du système chrétien tous les travaux et tous les progrès de la civilisation européenne.

Que si M. Jouffroy, au contraire, avait eu la vraie tradition de la vie actuelle de l'Europe, s'il avait compris la valeur du protestantisme et de la philosophie, il aurait pu poser le problème de l'action civilisante de l'Europe sur l'Asie, et montrer comment une croyance supérieure au Christianisme, comme le Christianisme lui-même était supérieur au Polythéisme, pourrait un jour réunir le monde dans son sein, et comment les enfants de Brahma, de Bouddha, de Mahomet, pourraient faire alliance avec ceux de Moïse et de Jésus. Mais ce n'est ni dans le sein du Brahminisme, ni dans le sein de l'Islamisme, ni dans le sein du Judaïsme, ni dans le sein du Christianisme, qu'une telle alliance sera possible.

La question se serait alors présentée tout autre aux regards de l'écrivain. Il ne se serait pas demandé comment le système chrétien absorberait le système brahminiqne et le système mahométan; mais il aurait vu, comme une étude immense, et qu'il n'est possible à personne de faire aujourd'hui, qu'il y aurait à examiner par quelle suite de progrès et de transformations les religions orientales et le Christianisme, qui en est

sorti, feront place à une grande et nouvelle synthèse de toute la connaissance humaine.

Alors la philosophie et le dogme fondamental de la perfectibilité lui auraient apparu comme le germe encore faible et naissant qui conduira l'humanité à formuler sa croyance sur la destinée de l'homme, son origine, son avenir, ses rapports avec Dieu et ses semblables; d'où résultera, comme dit M. Jouffroy, une véritable religion, qui, comme il dit encore, entraînera nécessairement après soi non seulement un certain culte, mais une certaine organisation sociale, un certain ordre civil, une certaine politique, et de certaines mœurs, en un mot une civilisation tout entière.

§ VII.

Nous

RÉFLEXIONS SUR LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE. avons réservé, pour en parler en dernier lieu, ce morceau publié pour la première fois aujourd'hui par M. Jouffroy. C'est sans contredit l'article le plus important de son livre. Il ne s'agit plus ici de questions particulières, il s'agit de la loi même du développement de l'humanité. Voici comment M. Jouffroy pose la question :

« La grande différence qui sépare l'homme du reste des ani>> maux, c'est que la condition de ceux-ci ne change pas avec >> les siècles, tandis que celle de l'homme est dans un mou>>vement perpétuel de transformation.

>> La condition des castors et des abeilles est aujourd'hui ce >> qu'elle était le lendemain de la création; la condition de >> l'homme en société change tous les siècles, se modifie toutes >> les années, s'altère en quelques points tous les jours.

>> L'histoire recueille ces changements; c'est là sa mission. » Elle enregistre ce qui se passe, afin que le souvenir en de>> meure. La philosophie de l'histoire néglige les changements » eux-mêmes, et ne voit que le fait général de la mobilité hu» maine dont ils sont la manifestation. Elle cherche la cause » et la loi de cette mobilité.

» En effet, à ce mouvement qui fait de l'homme une chose » ondoyante, il y a nécessairement un principe; et, comme » l'effet est spécial à l'homme, un principe qui n'agit que sur >> lui: ce principe, quel est-il ? où faut-il le chercher?

>> Ce n'est point dans le théâtre sur lequel l'homme est ap» pelé à se développer. Ce théâtre, qui est la nature, lui est >> commun avec les bêtes qui ne changent point; ce théâtre, » d'ailleurs, est aujourd'hui ce qu'il était hier, ce qu'il sera » toujours. La mobilité humaine ne peut venir de là.

>> Si elle ne vient point du théâtre, elle vient donc de l'ac»teur. Il y a donc dans l'homme un principe de changement >> qui n'existe point dans la bête.

>> Deux mobiles influent sur la conduite de l'homme, et la » déterminent : les tendances de sa nature, et les idées de son >> intelligence sur les différents buts auxquels aspirent ces ten» dances.

» Quand il obéit à la première de ces influences, qui est ins» tinctive et aveugle, il agit passionnément; quand il obéit à » la seconde, qui est éclairée et réfléchie, il agit raisonnable» ment. La première domine dans l'enfance, la seconde dans » l'âge mûr et dans la vieillesse.

>> Les tendances de la nature humaine sont invariables comme » elle; elles sont les mêmes à toutes les époques et dans tous » les lieux. Les idées de l'intelligence humaine varient d'un » temps à un autre temps, d'un pays à un autre pays; elles >> varient comme la connaissance humaine, et la connaissance >> humaine croît et décroît.

» Si la condition des bêtes ne change point, c'est que leur >> conduite est exclusivement déterminée par les tendances de >> leur nature, qui sont invariables. Si la condition de l'homme >> varie d'un pays à un autre pays, d'une époque à une autre >> époque, c'est que la conduite de l'homme n'est pas scule» ment déterminée par les tendances de sa nature, qui sont » invariables, mais encore et principalement par les idées » de son intelligence, qui sont essentiellement changeantes >> et mobiles.

» Le principe de la mobilité des choses humaines est donc » dans la mobilité des idées de l'intelligence humaine.

>> Tous les changements qui s'opèrent dans la condition de >> l'homme, toutes les transformations qu'elle a subies, déri>> vent donc de l'intelligence, et en sont l'effet; l'histoire de » ces changements n'est donc, en dernière analyse, que l'his>>toire des idées qui se sont succédé dans l'intelligence hu» maine, ou, si l'on aime mieux, l'histoire du développement >> intellectuel de l'humanité. »

Ce début rappelle le beau morceau de Pascal que nous citions dernièrement (1) comme la première formule explicite et claire qui ait été donnée du progrès de l'humanité. Mais, sous le rapport de l'exactitude et de la vérité, aussi bien que pour le bonheur et la hardiesse de l'expression, nous préférons les pages de Pascal.

M. Jouffroy dit : « La condition des castors et des abeilles » est aujourd'hui ce qu'elle était le lendemain de la création; » la condition de l'homme en société change tous les siècles, >> se modifie toutes les années, s'altère en quelque point tous » les jours. L'histoire recueille ces changements.... »

Pascal était plus hardi que M. Jouffroy ; il avait buriné bien plus vigoureusement l'idée du progrès humain. Où M. Jouffroy ne voit que des changements, Pascal voit du premier coup le progrès; il n'est frappé que du progrès; ce n'est pas le changement, c'est le progrès, c'est la perfectibilité, qu'il oppose à la nature animale. C'est, comme il le dit, l'infinité de l'esprit humain qui le frappe en opposition de l'éternel fini de l'instinct des animaux. Écoutons encore une fois Pascal :

« Les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu » que l'instinct demeure toujours dans un état égal. Les ru>>ches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans » qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi » exactement la première fois que la dernière. Il en est de >> même de tout ce que les animaux produisent par ce mou>>vement occulte. La nature les instruit à mesure que la né» cessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les

(1) Dans un article sur la Loi de Continuité qui unit le Dix-huitième Siècle au Dix-septième, inséré dans la Revue Encyclopédique, 1833,

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