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Ce sont des romans, en effet, et nous employons ce mot parce que nous n'en trouvons pas d'autre qui puisse rendre notre pensée, ce sont des romans que tous ces beaux articles où M. Jouffroy simule avec un art merveilleux la logique la plus rigoureuse, ne s'apercevant pas qu'il a commencé par une pétition de principe.

L'empereur Adrien, près de mourir, fit, comme on sait, de petits vers où il s'adresse à son âme ; il la flatte, il la caresse, il l'appelle sa petite âme, sa mignonne, l'hôte chérie de son corps, et finit par lui demander quel logis elle va désormais habiter. M. Jouffroy commence toujours, sans s'en apercevoir, par faire, comme l'empereur Adrien, un portrait chimérique de cette âme à laquelle il attribue toutes les propriétés de l'ê– tre complexe esprit-corps, de l'homme enfin, de l'homme vivant. C'est là sa pétition de principe. Cela fait, il raisonne admirablement.

S'agit-il, par exemple, de l'observation des faits de conscience; M. Jouffroy n'a eu qu'à réduire en art, en méthode, l'hypothèse psychologique dont il était parti. Aussi faut-il convenir que si sa méthode d'observation est fausse, elle a, quant à cette hypothèse, la valeur d'une démonstration par l'absurde. Vous êtes embarrassé de savoir comment, ayant pris la précaution de ne rien chercher, de ne penser à rien, et vos sens étant dûment endormis, votre conscience va s'observer elle-même. Il vous paraît que vous ressemblez à un homme qui voudrait se servir d'un télescope, et qui commencerait par le démonter et en diriger le tube vers un point où aucun objet ne serait visible. M. Jouffroy n'est pas embarrassé. N'a-t-il pas son âme, une âme complète, aussi complète, ma foi, que si elle était unie au corps ; cette âme n'estelle pas douée de je ne sais combien de propriétés, telles que l'activité, l'unité, l'identité personnelle, l'intelligence, la sensibilité, la liberté? Qui pourrait donc l'empêcher de s’observer, de s'examiner? N'est-elle pas maîtresse chez elle? Pourquoi ne se mettrait-elle pas en exercice,.et n'useraitelle pas de ses propriétés ? Evidemment ces propriétés sont bien à elles, dit M. Jouffroy, elles ne sont pas au corps.

Eh! précisément, non. Toutes ces propriétés, tous ces at

tributs que votre analyse vous a donnés n'appartiennent qu'à l'être complexe esprit-corps. Ils appartiennent à l'homme, ils n'appartiennent à aucune des deux substances que vous distinguez dans l'homme sous les noms d'esprit et de corps. Ils sont le résultat de la vie de l'homme, c'est-à-dire de la communion de l'esprit avec le corps, et par le corps avec le monde extérieur.

Vous commencez donc par supposer ce que vous avez besoin qu'on vous accorde, et vous raisonnez ensuite à votre aise.

S'agit-il du sommeil ? c'est la même chose. L'âme de M. Jouffroy est comme un matelot dans son navire, comme un propriétaire dans sa maison; elle ouvre et ferme ses sens à volonté; elle veille à travers ses jalousies; elle a fait faire silence autour d'elle, et se repose nonchalamment, ou médite, ou prend des distractions. Cette âme ressemble beaucoup à un homme complet, à un homme esprit-corps, qui ne dormirait pas. Est-il étonnant que l'ayant ainsi faite, M. Jouffroy soutienne avec beaucoup de plausibilité que l'âme ne dort jamais ?

S V.

De la vraie et de la fausse analyse.

Voilà ce que nous appelons des romans psychologiques; pourquoi faut-il que M. Jouffroy ait porté, dans toutes les questions philosophiques qu'il a traitées, la même habitude de faire des pétitions de principes!

C'est qu'il a porté partout sa terrible analyse; c'est qu'il déteste, c'est qu'il méprise, c'est qu'il abhorre la synthèse. Il y a des esprits qui voient plus ou moins confusément, mais qui voient tout ensemble; il y en a qui ne peuvent voir que des parties ceux-ci sont plus facilement clairs, mais ils deviennent parfaitement faux lorsqu'ils prennent pour vivant le fragment de cadavre qu'ils ont détaché avec leur scalpel; car la vie est dans le tout ensemble, et elle n'est que là.

Si donc, faisant une abstraction, vous n'avez pas en même temps le soin de ne prendre cette abstraction que pour une opération de votre esprit, qui n'a d'autre but que de faciliter votre étude; si vous prenez au contraire pour une entité, pour un être réel, ce que vous avez abstrait de l'être, et que vous attribuiez à cette partie les propriétés qu'elle ne possédait que par son union avec le tout, vous commettez la plus grande erreur qu'un philosophe puisse commettre; et si ensuite vous vous armez de ces propriétés que vous avez à tort attribuées à la partie par vous abstraite, pour discourir à perte de vue sur les conséquences, vous pouvez être un dialecticien fort habile, un admirable écrivain, mais à coup sûr vous êtes dans l'erreur.

Qu'y a-t-il dans la connaissance humaine? Il y a Dieu, il y a l'univers visible, il y a l'humanité, il y a l'homme individu, et dans l'homme il y a le corps et l'esprit, les sensations, les sentiments, les passions, la volonté. En présence de ce grand tout, que fera M. Jouffroy? Liera-t-il d'un lien harmonique Dieu, l'univers, l'humanité, l'homme, et dans l'homme le corps et l'esprit, les passions et l'intelligence? Non. Armé de son analyse et de son abstraction, il divisera, il coupera, il séparera, il désunira, croyant que la philosophie consiste essentiellement à diviser, à séparer, à désunir.

Quand on sépare ainsi toutes choses, et qu'on donne à ses abstractions une valeur absolue, on se met en dehors de la science de la vie; car la vie, je le répète, est dans le tout ensemble, et elle n'est que là. Elle est dans l'action continuelle de Dieu sur ses créatures, elle est dans l'action continuelle de l'humanité collective sur chaque honime, elle est dans l'union de l'esprit et du corps, elle est dans l'union du corps et du monde extérieur : mais elle n'est dans aucune des abstractions que notre esprit peut faire; elle n'est pas dans le monde sans, Dieu, elle n'est pas dans un homme isolé de l'humanité, elle n'est pas dans l'esprit sans le corps, elle n'est pas dans le corps sans le monde extérieur. « Les parties du monde, dit Pascal, » ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec » l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'antre » et sans le tout. >>

Qu'il ne soit pourtant possible à notre faiblesse de nous élever à la connaissance du tout que par des abstractions successives, rien n'est plus évident; mais c'est à la condition de ne prendre ces abstractions que pour ce qu'elles valent.

Mais s'il est vrai que la vie soit dans le tout, et que, prenant une partie, vous vouliez voir la vie dans cette partie, et même expliquer le tout par la par.ie, il est bien sûr que vous ne pourrez raisonner qu'à la condition de faire une pétition de principe. M. Jouffroy a porté plus loin que personne la philosophie de la dissection: aussi croyons-nous qu'on citerait difficilement un philosophe qui ait fait plus de pétitions de principes et de plus éclatantes.

Nous venons d'en voir un exemple pour les matières de psychologie nous en verrons plus tard un non moins singulier pour la philosophie de l'histoire. Nous venons de voir M. Jouffroy, ayant à expliquer l'homme, commencer par éliminer le corps, le mettre hors de cause, le déclarer hors de la question, et, attribuant à l'âme seule les qualités, les propriétés, les attributs qui appartiennent à l'homme esprit et corps, expliquer ainsi facilement les phénomènes de la vie de l'homme par les propriétés de l'âme. Nous le verrons dans un autrarticle, ayant à expliquer le développement de l'humanité, éliminer l'humanité ou du moins presque tout ce qui constitue l'humanité, la mettre hors de cause, la déclarer en dehors de la question, et expliquer son développement par le développement de ses idées. M. Jouffroy a procédé dans la question de l'humanité comme dans la question de l'homme. Il a abstrait, et il a prêté à la partie qu'il avait abstraite les propriétés qui n'appartiennent qu'au tout. L'âme ne vit pas sans le corps, et n'a pas sans le corps les propriétés que M. Jouffroy lui prête de même les idées de l'humanité ne se développent pas toutes seules. Mais une fois que M. Jouffroy a supposé que l'âme vit sans le corps et a toutes les propriétés que nous lui remarquons dans son union avec le corps, il lui est assurément bien facile d'expliquer le sommeil et toutes les questions qu'il voudra traiter, puisqu'il a muni par avance son âme abstraite des propriétés du tout. Et de même, M. Jouffroy ayant à expliquer le développement de l'humanité, et commençant

par supposer que l'élément idées se développe tout seul, indépendamment de l'humanité, a pu réduire aisément la question au développement des idées de l'humanité, et dire, comme il l'a fait : L'humanité ne se développe pas, ne change pas, elle reste toujours la même ; ce sont les idées de l'humanité qui se développent (4).

S-VI.

Résultats généraux de la philosophie de M. Jouffroy.

Nous venons d'indiquer les défauts de l'hypothèse psychologique et de la méthode de M. Jouffroy; il nous reste, pour remplir le but que nous nous sommes proposé dans cet article, à indiquer également en quelques mots les résultats généraux où cette méthode et cette psychologie l'ont conduit.

Les résultats auxquels M. Jouffroy est arrivé sont tout-àfait conformes à sa méthode. Procédant toujours par abstraction, et prenant toujours une abstraction pour quelque chose d'absolu, il devait arriver nécessairement à se faire une philosophie où tous les objets de notre connaissance seraient isolés les uns des autres, avec des barrières bien solides et bien closes pour les parquer et les séparer. Ainsi a-t-il fait. Interrogez-le de Dieu et de l'univers, de l'humanité collective ou de l'homme individu, vous le trouverez toujours d'accord avec -lui-même et avec sa méthode.

D'abstraction en abstraction, M. Jouffroy, séparant toujours, Dieu de l'univers, l'humanité du monde, les hommes de l'humanité, l'homme individu des hommes société, et enfin dans l'homme les idées des sentiments et des passions, arrive à ne créer partout que la mort en cherchant à expliquer la vie.

(1) Voy. plus loin nos remarques sur le morceau intitulé: Réflexions sur la philosophie de l'histoire.

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