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teur doive être habitué maintenant à l'éternel conflit de M. Cousin avec lui-même. Citons donc encore ses propres phrases. « L'athéisme, dit quelque part M. Cousin, est une » formule vide, une abstraction de l'esprit qui se détruit elle>> même en s'affirmant; car toute affirmation, même négative, » est un jugement qui renferme l'idée d'être, et par consé>> 'quent Dieu tout entier. (Préface des Fragments, 1826. ) » Ailleurs, M. Cousin s'exprime ainsi au sujet du dix-huitième siècle : « L'esprit du dix-huitième siècle n'a pas besoin d'a»pologie. L'apologie d'un siècle est dans son existence; car >> son existence est un arrêt et un jugement de Dieu même, >> ou l'histoire n'est qu'une fantasmagorie insignifiante. On >> accuse beaucoup l'esprit nouveau d'incrédulité et de scepti>> cisme; mais il n'est sceptique que sur ce qu'il n'entend pas, >> incrédule que sur ce qu'il ne peut croire; c'est-à-dire que >> les conditions de comprendre et de croire ayant alors, » comme déjà à plusieurs époques, changé pour le genre hu» main, il fallait bien, sous peine d'abdiquer son indépen>> dance, qu'il imposât ces conditions nouvelles à tout ce qui >> aspirait à gouverner son intelligence et sa foi. La foi n'est » ni épuisée ni diminuée. Le genre humain, comme l'individu, » ne vit que de foi; seulement les conditions de la foi se re» nouvellent. (Ibid.) » Si l'apologie d'un siècle est dans son existence, si la foi n'est jamais ni épuisée ni diminuée, si seulement les conditions de la foi se renouvellent, si le dix-huitième siècle a ainsi vécu virtuellement dans la foi, et si l'athéisme lui-même est au fond une affirmation, s'il renferme implicitement l'idée d'être, et par conséquent Dieu tout entier, n'est-il pas évident que l'athéisme, et à plus forte raison le scepticisme, n'ont apparu, à différentes époques, que dans un but providentiel, parce que les conditions de comprendre et de croire changeaient alors pour le genre humain? Donc jamais l'athéisme et le scepticisme n'ont existé pour eux-mêmes, en eux-mêmes, sans but ultérieur. Donc, comme je l'ai déjà établi dans la première partie de cet écrit, les sceptiques ont été des philosophes qui défaisaient une religion pour en faire une autre. Donc il est absurde de donner le scepticisme pour une des formes permanentes et nécessairés de la philosophie

à toutes les époques. J'espère qu'il est impossible de se mieux réfuter soi-même que ne fait M. Cousin.

Substituons quelques vérités à cette théorie insensée de l'esprit humain, de la philosophie, et de l'histoire de la philosophie, identifiés avec quatre systèmes.

Il est bien sûr, en effet, que ces trois termes, esprit humain, philosophie, histoire de la philosophie, se correspondent, et sont virtuellement identiques entre eux. Mais il ne s'ensuit pas qu'ils soient identiques à quatre systèmes divergents, éversifs l'un de l'autre, et pourtant nécessaires d'une nécessité absolue. Conclure, comme fait M. Cousin, de ce qu'à certaines époques l'esprit humain produit quatre systèmes, que nécessairement l'esprit humain doit produire quatre systèmes; que la philosophie est cela, et ne peut être que cela; enfin que l'histoire de la philosophie ne peut pas non plus être autre chose, c'est une conclusion fort peu légitime. On peut répondre à M. Cousin: Si l'esprit humain produit des systèmes contraires, c'est qu'il n'est pas arrivé à la vérité; mais sa nature essentielle n'est pas de produire des systèmes ainsi opposés. Chacun de ces systèmes cherche la vérité, et espère y parvenir un jour. Donc la philosophie n'est pas seulement la constatation de ces systèmes. Donc l'histoire de la philosophie, j'entends l'histoire véritable de la philosophie, serait celle qui montrerait la tendance de tous ces systèmes à un but commun, et non pas celle qui les montrerait se fortifiant isolément et s'écartant de plus en plus les uns des

autres.

M. Cousin n'est pas même arrivé à la raison profonde de l'existence historique de ses quatre systèmes exclusifs. D'abord il n'y en a pas quatre, mais trois ; et ces trois systèmes répondent aux trois éléments inséparables de notre être, sensation - sentiment - connaissance, lorsqu'il arrive que ces éléments se développent chacun isolément. La sensation, considérée d'une façon exclusive, engendre le sensualisme; le sentiment, s'abandonnant à lui-même au lieu de s'appuyer sur la réalité présente et sur la raison, donne le mysticisme; enfin la connaissance, sans l'activité et le sentiment, produit le scepticisme. Le quatrième système de M. Cousin, ce qu'il

appelle l'idéalisme ( et par là il entend un spiritualisme exalté du moi à la manière de Fichte, pareil à celui par où lui-même avait passé à la suite de Fichte), n'est qu'un cas particulier du mysticisme.

Voilà précisément où gît l'identité de l'esprit humain et de la philosophie. L'esprit humain étant sensation-sentimentconnaissance, ces trois systèmes s'en déduisent, non comme nécessaires d'une nécessité absolue, mais comme des produits possibles de l'esprit humain.

N'est-il pas vrai que dans les crises de notre vie nous passons alternativement par la prédominance de la sensation, du sentiment, et de la connaissance? Hé bien, ce qui se passe dans l'homme se passe dans l'histoire; ce qui a lieu en notre esprit a lieu dans l'esprit humain.

La philosophie se tourne d'une façon prédominante vers un des trois termes de notre connaissance et de notre activité; et de là résultent les trois grands systèmes, qui se subdivisent ensuite en une multitude. De même l'histoire de la philosophie, qui n'est que la trace et la projection de la philosophie dans le temps, reproduit d'époque en époque ces trois tendances ou systèmes. Mais on peut et on doit remarquer qu'à certaines époques ces trois tendances finissent par se fondre dans une synthèse qui est dans la droite ligne de la vérité, qui, dans l'infini, se dirige vers la vérité absolue, et qui est la vérité absolue sous une certaine enveloppe ou forme. Cette synthèse est la connaissance de la vie, c'est-à-dire de Dieu. Cette synthèse est la religion.

Alors le mysticisme, le matérialisme, et le scepticisme, s'éloignent de l'humanité comme une crise de l'enfance, ou comme le rêve du malade: velut ægri somnia; et l'humanité s'assied dans un sentiment calme de la vie, de même que dans les rares moments de notre existence où il nous est donné à la fois de nous sentir ce que nous sommes toujours virtuellement, c'est-à-dire triples en un, sensation-sentimentconnaissance, nous sommes calmes dans la plénitude de notre

être.

Qu'est-ce à dire, sinon que l'esprit humain cherche une forme nouvelle de la vérité absolue, en passant par les ex

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trêmes de trois systèmes erronés, mais qu'il y arrive, parce qu'à un certain moment de sa course laborieuse, la nouvelle forme de la vérité absolue lui apparaît. Ces trois systèmes n'étaient donc pas pour eux-mêmes et sans but ultérieur; ils étaient pour que la synthèse ou la religion vînt un jour se mettre à leur place (1).

§ XIX.

De l'idée même de l'éclectisme comme moyen d'arriver à la vé.ité.

L'éclectisme système, consistant dans la constatation de quatre systèmes divergents nécessaires, est une si énorme absurdité, que ni M. Cousin ni ses élèves n'ont pu s'y tenir. Aussi n'est-ce réellement pas à titre de système, mais plutôt à titre de méthode, que l'on a répété le mot d'éclectisme après M. Cousin. Lui-même, en 1829, après ses Préfaces et ses Cours, en est venu à déserter l'idée de système pour définir l'éclectisme une sorte de tentative empirique d'accommodement entre des idées diverses. « Qu'est-ce que l'éclectisme? >> dit-il en tête du Manuel de Tennemann; c'est ne repousser

(1) Cette vérité, que la philosophie proprement dite est un acheminement vers la religion, qu'elle ne détruit pas uniquement pour détruire, mais pour fonder, commence à être bien comprise. Nous venons de lire une thèse remarquable d'un jeune et savant professeur, M. E. Vacherot, où elle est soutenue avec une grande conviction et un rare talent : « Erret gravissime, dit M. Vacherot, qui putet duas facultates in hoc indefinito labore eminere, unam qui» der philosophiam quæ ruinas faciat stragesque, alteram vero religionem quæ reparet ac ædificet monumenta; ratio una semper eademque nunc rerum molem ac ordinem vi analytica dissolvit, » nunc dispersa membra scientiæ synthetica recolligit, inque corpus >> bene informatum redigit. (De rationis auctoritate tum in se, tum secundum S. Anselmum considerata; Caen, 1836.)

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» aucun système, et n'en accepter aucun en entier; négliger » ceci, prendre cela, choisir dans tout ce qui paraît vrai et >> bon, et par conséquent durable. Il est évident que chacun » des systèmes que nous ont légués les dix-septième et dix>> huitième siècles ( systèmes aussi anciens que la philosophie » et inhérents à l'esprit humain ) n'est pas absolument faux, » puisqu'il a pu être ; mais il est de toute évidence aussi que » nul de ces systèmes n'est absolument vrai, puisqu'il a cessé » d'être, à l'encontre de la vérité absolue, qui, si elle parais» sait, éclairerait, rallierait, soumettrait toutes les intelligen>>ces. >> Voilà donc, en 1829, M. Cousin qui reconnaît qu'il y a une vérité qui pourrait rallier les intelligences. Que devient, je le demande, son système de la nécessité absolue des quatre systèmes?

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Considéré comme méthode, l'éclectisme ne supporte pas l'examen. Car pour choisir entre plusieurs systèmes, il faut avoir un motif de choisir, c'est-à-dire qu'il faut savoir d'une certaine façon ce que l'on cherche. M. Cousin lui-même a reconnu quelque part cette vérité : « Pour recueillir et réunir » les vérités éparses dans les différents systèmes, dit-il ( Préface de 1826), il faut d'abord les séparer des erreurs aux» quelles elles sont mêlées; or pour cela il faut savoir les » discerner et les reconnaître ; mais pour reconnaître que telle » opinion est vraie ou fausse, il faut savoir soi-même où est » l'erreur, et où est la vérité; il faut donc être ou se croire » déjà en possession de la vérité, et il faut avoir un système » pour juger tous les systèmes. L'éclectisme suppose un sys>> tème déjà formé, qu'il enrichit et qu'il éclaire encore. »> Malheureusement pour l'éclectisme de M. Cousin, son système consistant dans la nécessité de l'existence et du développement de plus en plus large de quatre systèmes inconciliables puisqu'ils sont nécessaires, il s'ensuit que M. Cousin est vraiment incompréhensible lorsqu'il parle de conciliation entre les systèmes!

Qu'est-il donc résulté de tant de contradictions? C'est que le public n'a entendu par éclectisme qu'une disposition à accepter indifféremment toutes sortes d'opinions. « L'éclectisme, >> dit un disciple de cette école, s'applique aussi au goût tant

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